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PORT-ROYAL.

fection, s’il ne possède en même temps, dans un pareil degré, la vertu opposée, tel qu’étoit Épaminondas, qui avoit l’extrême valeur jointe à l’extrême bénignité ; car autrement ce n’est pas monter, c’est tomber. On ne montre pas sa grandeur pour être à une extrémité, mais bien en touchant les deux à la fois et remplissant tout l’entre-deux[1]. » « Je ne sais rien de plus faux, dit M. de Balzac, que la proposition de Pascal… Non, Dieu ne demande pas aux hommes cet équilibre sur la corde raide avec les vertus opposées dans chaque main. L'équipollence mathématique voulue par Pascal ferait d’un homme un non-sens. »

M. de Balzac n’a pas compris Pascal, et c’est tout simple : Pascal demande aux hommes, même à ceux qui ont une grande vertu ou une qualité éminente, une autre qualité qui fasse contrepoids, afin d’obtenir l’équilibre moral[2]. C’est à l’occasion de saint François de Sales (page 250) que j’ai donné de cette pensée, en la citant, le commentaire qui a tant choqué M. de Balzac, et il s’y est venu blesser comme à une personnalité. En protestant et en regimbant si fort à cet endroit, cet auteur excessif n’a fait que se trahir lui-même : en effet, il est de ceux qui ont toujours abondé et versé dans leur propre sens ; doué de quelques dons rares, mais gonflé de toutes les prétentions, il alla toujours à l’extrême de ses qualités et au delà : ce qu’il avait de bon, il l’outrait et le gâtait en le forçant. Il usait et abusait des passions de ses personnages jusqu’à la manie, jusqu’à la frénésie. Il en tenait lui-même dans toute sa personne. J’ai quelquefois causé de lui avec ceux qui l’ont le plus loué depuis sa mort et qui ont écrit des biographies et des souvenirs le plus à son avantage, avec Léon Gozlan, avec Théophile Gautier ; j’ai fait à ces spirituels auteurs mes objections sur son compte, et leur ai dit en quoi il me paraissait avoir manqué pour être ce génie éminent qu’on semble désormais saluer en lui de toutes parts. Et l’un d’eux, allant au devant de ma pensée et résumant ses bizarreries, ses excentricités de tout genre, disait : « C’est encore plutôt un monstre. » Je n’en demande pas davantage.

Il ne termine pas son réquisitoire sans citer pour témoin à charge contre moi… qui ? la duchesse d’Abrantès. — Une ma-

  1. Le vrai texte maintenant (depuis l’édition Faugère) est celui-ci : « Je n’admire point l'excès d’une vertu, comme de la valeur, si je ne vois en même temps l’excès de la vertu opposée, comme en Épaminondas qui avoit l’extrême valeur et l’extrême bénignité ; car autrement ce n’est pas monter, c’est tomber, etc. » La pensée, en ces termes, paraîtra plus juste encore ; car c’est à l’excès d’une vertu que Pascal demande un contrepoids direct suffisant. De même dans l’ordre des talents littéraires : la force sans correctif va à la violence et à la brutalité ; la douceur sans restriction va à la mollesse et à la fadeur.
  2. Diderot a dit également, faisant parler le neveu de Rameau : « Ordinairement la grandeur de caractère résulte de la balance de plusieurs qualités opposées. »