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LIVRE DEUXIÈME.

lontaire est libre, même lorsqu’en fait il n’y a pas lieu chez lui à une autre volonté que celle qui s’effectue. Les Bienheureux, par exemple, méritent dans le Ciel, par l’amour de Dieu volontaire, bien qu’il n’y ait point en eux d’indifférence et que leur volonté penche tout entière à cet amour. Ainsi, dans l’état de Chute, l’homme n’a guère d’indifférence réelle, à aucun moment, pour faire le bien ou le mal ; sa volonté est toujours fléchie et déterminée à l’un ou à l’autre ; ceux qui n’ont pas la Grâce sont dans la nécessité de pécher, quoiqu’ils ne soient pas nécessités à un péché particulier ; ceux qui ont la Grâce sont nécessairement inclinés au bien. Pour tout dire quoique l’humaine volonté en elle-même puisse se porter au bien ou au mal, elle se trouve toujours déterminée, en fait, à l’un ou à l’autre. De là on a tiré la troisième Proposition condamnée : « Que pour mériter et démériter dans l’état de la nature déchue, il n’est pas nécessaire que l’homme ait la liberté opposée à la nécessité (de vouloir), mais qu’il suffit qu’il ait la liberté opposée à la contrainte. »

Pardon et patience 1 nous voici plus d’à moitié chemin. Cette troisième Proposition est une des plus subtiles et celle qui, dans l’Écrit à trois colonnes,[1] a été le plus obscurément expliquée. Il résulterait de l’explication, que la volonté humaine dans l’état déchu, bien qu’elle soit toujours déterminée nécessairement à chaque moment donné, reste libre en ce sens qu’elle peut être déterminée autrement dans le moment prochain,

  1. On appelle Écrit à trois colonnes un mémoire qui fut présenté au pape Innocent X (en mai 1653) par 1es défenseurs de Jansénius, et dans lequel les cinq Propositions incriminées étaient retraduites et rédigées, chacune selon trois sens exposés en regard, 1° le sens hérétique et calviniste qu’on répudiait, 2° le sens augustinien et janséniste qu’on soutenait, 3° le sens moliniste qui était l’inverse du second et qu’on ne répudiait pas moins que le premier : les Jansénistes se piquaient de suivre le vrai juste milieu.