Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t2, 1878.djvu/407

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
397
LIVRE TROISIÈME.

ble, n’attrapera que des injures. Ce qui sauve Descartes dans l’esprit des solitaires, c’est sa gravité de ton, son sérieux ; ce qui compromet et décèle l’autre, c’est son ton badin, familier, enjoué (il a, dit-on, inventé le mot). Précisément, ce qui fait son charme près de tous l’a perdu ici.

Les jugements de Port-Royal sur Montaigne sont nombreux et à recueillir, bien qu’ils semblent faits pour choquer. Une fois dressé au seuil par cette main puissante de Pascal, il demeure en vue et en butte aux survenants : c’est leur ennemi, leur mauvais génie et comme la bête noire du désert, un Sphinx moqueur. Ils se signent en passant devant lui.

Pascal, du moins, ne l’a jamais malmené qu’avec cette intelligence supérieure qui est encore un hommage d’égal à égal. Montaigne se peut étudier, je l’ai dit, au sein de Pascal. Il fut pour lui, à certaines heures, le renard de l’enfant lacédémonien, le renard caché sous la robe ; Pascal en était souvent repris, et mordu, et dévoré. En vain il l’écrase, il le rejette : le rusé revient toujours. Il s’en inquiète, il le cite, il le transcrit quelquefois dans le tissu de ses propres Pensées, et on s’y est mépris dans l’Édition donnée par ses amis : il y a des phrases de Montaigne qu’on y a laissées comme étant de Pascal.[1] Montaigne s’était ancré en lui, sous air d’y vouloir à peine loger. Aussi quelle vengeance ! quelles représailles ! Il ne le traite pas toujours grandement comme dans l’entretien avec M. de Saci : il l’insulte et le rapetisse, il voudrait l’avilir : « Il est plein de mots sales et déshonnêtes… Le sot projet que Montaigne a eu de

  1. Ou du moins c’est du Montaigne rédigé plus brièvement par Pascal ; ainsi la pensée : Plaisante justice qu’une rivière ou une montagne borne… ; et cette autre : Le plus grand philosophe du monde sur une planche… Voir le chapitre intitulé : Apologie de Raimond Sebond.