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LIVRE TROISIÈME.

avancerois pas beaucoup dans le latin jusqu’à douze ans, pourvu que je leur fisse passer le premier âge dans l’enceinte d’une maison ou d’un monastère à la campagne, en leur permettant tous les passe-temps de leur âge, et ne leur faisant voir que l’exemple d’une bonne vie dans ceux qui seroient avec moi…,» Mais là finit toute ressemblance dans les deux modes d’institution, ressemblance qui n’a l’air d’en être une que par opposition aux méthodes d’alentour. M. de Saint-Cyran ne pensait pas que ce fût une préparation si nécessaire au labeur de la vie de faire éveiller les enfants au son d’un instrument, comme on avait fait pour Montaigne ; et quand celui-ci s’écrie en une sorte d’ivresse : «Combien leurs classes seroient plus décemment jonchées de fleurs et de feuillées que de tronçons d’osier sanglants ! J’y ferois pourtraire la Joye, l’Alaigresse, et Flora, et les Grâces…,» il passe les bornes, comme un enfant d’Aristippe qui oublie le mal d’Adam ; et Port-Royal aurait trop aisément de quoi répondre.[1]

Montaigne, qui parle si bien de modération, et qui met la sagesse dans le milieu, en sort lui-même, à sa manière, en ces moments où il la fait si joyeuse, et triomphante, et suprême ; on se rappelle la page célèbre (Essais, liv. I, chap. xxv) ; qu’on la relise encore ! son talent d’écrivain triomphe plus que tout en cette espèce d’hymne passionné qu’il entonne à sa fabuleuse sagesse. Je crois voir Épicure qui sort de table

  1. Le mal d’Adam, le mal de tout mortel ! Dans cet Hymne antique à Apollon, qu’on rapporte à Homère, et dont la première partie est si sublime, au moment où le jeune Dieu, arrivant dans l’Olympe, y introduit aussitôt l’amour du chant et de la lyre, il est dit : «Et toutes les Muses en chœur, se répondant avec leurs belles voix, se mettent à chanter les dons incorruptibles des Dieux et les misères infinies des hommes, lesquels, ainsi qu’il plaît aux Immortels, vivent insensés et impuissants, et ne peuvent trouver un remède à la mort ni une défense contre la vieillesse !»