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PORT-ROYAL.

crainte qu’elle avoit de laisser cette affaire imparfaite étoit bien fonde’e, mais qu’il étoit obligé de lui dire qu’un payement de cent mille livres ne l’acquittoit pas devant Dieu de ce qu’elle devoit pour satisfaire à la volonté de son mari Elle eut peine à supporter ces paroles ; et M. de Bagnols, la voyant peu disposée à souffrir qu’il lui en dit davantage sur le même ton, se contenta de lui dire qu’il n’avoit pas d’avis particulier à lui donner sur cette distribution, parce qu’il se souvenoit que s’étant trouvé chez M. de Saint-Paul à la dernière visite que M. Singlin lui rendit, il entendit dire à M. Singlin qu’il avoit déchargé sa conscience sur celle de ces docteurs ; et n’avoit plus de part à prendre dans cette affaire que celle qu’ils lui donneroient, de sorte que, s’ils retenoient cet argent, M. Singlin ne s’en plaindroit jamais ; mais que s’ils le lui donnoient, il ne rendroit jamais aucun compte qu’à Dieu de la distribution qu’il en feroit, et qu’il étoit obligé en ce cas là de la faire selon la volonté étroite de M. de Chavigny, de laquelle il ne lui avoit laissé aucune liberté de se départir. Il est bien vrai, ajoutoit M. Singlin, que, si la somme entière de neuf cent tant de mille livres étoit à distribuer, il y auroit moyen de considérer des charités publiques et particulières pour raison desquelles il eût été ravi de prendre les avis de M. le curé de Saint-Paul ; mais, dans une aussi petite somme qu’éioit celle de cent mille livres, il n’avoit quasi point de liberté ; qu’il avoit jugé de ce discours de M. Singlin qu’il y avoit des particuliers intéressés dans cette distribution, et peut-être plus d’obligation de payer une dette que de faire une aumône ; qu’ainsi madame de Chavigny n’avoit à son sens que deux partis à prendre, ou celui de distribuer cette somme comme elle voudroit, l’assurant encore tout de nouveau que M. Singlin ne lui en demanderoit jamais un denier, ou de la donner à M. Singlin sans attendre qu’il lui rendit aucun compte.
« Elle fut alarmée de la nouvelle connoissance que lui donna M. de Bagnols et dit que, si M. Singlin lui vouloit découvrir le secret de cette affaire, elle consentiroit qu’il reçût l’argent. M. de Bagnols lui répondit qu’il ne pensoit pas qu’il le pût faire, parce que ce pouvoit être un secret de confession qui est de soi incommunicable : et de plus qu’il y pouvoit avoir d’autres personnes intéressées que M. de Chavigny et que, si cela étoit ainsi, elle n’en pouvoit jamais rien savoir. Elle s’inquiéta fort de ce qu’on ne lui vouloit point donner d’avis agréable et fit même quelques reproches de ce qu’on avoit voulu ruiner treize enfants. M. de Bagnols lui répondit qu’il avoit voulu seconder les intentions très-pieuses et très-justes de son mari et éviter la malédiction de Dieu que la détention d’un bien mal acquis pouvoit attirer sur treize enfants, et qu’au surplus on n’avoit rien à lui dire qui lui pût être plus agréable, parce qu’on ne pouvoit pas s’écarter de la vérité. M. de Bagnols la laissa dans l’inquiétude, qu’elle faisoit paroître.
« Cette peine ne fut néanmoins qu’un trouble de peu de durée. Car madame Du Plessis-Guénegaud ne fit pas d’impression sur son esprit par le billet qu’elle lui écrivit le 13 décembre en ces termes :
« J’ai rendu compte aux personnes de votre résolution. À quoi ils m’ont répondu que, quant à ce qui les regarde, ils n’ont rien à dire ; mais qu’ils vous supplient seulement de vous souvenir qu’ils ont fait tout ce qui a pu dépendre d’eux pour l’exécution de la volonté de M. de Chavigny et qu’ainsi ils sont bien aises qu’en étant déchargés devant Dieu, ils n’aient point à se justifier devant les hommes de la distribution de cet argent. »