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LIVRE TROISIÈME.

civil, après l’interrogatoire, lui dit : « Bonhomme, mettras-tu bien là ton nom ? » Et sur ce que le bonhomme, faisant effort pour signer, paraissait plus accoutumé à la bêche qu’à la plume, le magistrat repartit : « Fais comme tu pourras. » — Ce sont là les petites pièces jansénistes et comme les intermèdes : les Provinciales étaient la grande tragi-comédie.

Des Granges le Lieutenant civil descendit à l’abbaye, et interrogea juridiquement la mère Angélique. Il insista sur la question de savoir s’il y avait une Communauté de solitaires. Elle lui exposa de point en point comment la réunion avait été toute successive, sans dessein arrêté, et toujours libre. Ce M. Daubray se conduisit d’ailleurs fort poliment ; et à une réponse que lui fit la mère Angélique : « En vérité, Madame, vous dites vrai, répliqua-t-il ; et si M. Arnauld et ces autres Messieurs n’avaient pas tant d’esprit, on ne parlerait pas tant d’eux, et on trouverait moins à redire à ce qu’ils font. » L’interrogatoire terminé, il lui demanda si elle voulait l’entendre relire avant de le signer. Elle lui répondit qu’elle en serait bien aise, puisqu’elle s’attendait à le voir imprimé quelque jour, et qu’il y fallait regarder de près. Et sur ce qu’il lui demandait d’où elle avait cette crainte de voir imprimer l’interrogatoire, elle allégua ce qui s’était passé du temps de M. de Laubardemont. M. Daubray répliqua de bonne grâce : « Oh ! Madame, pour qui me prenez-vous ici ? je ne suis pas Laubardemont, le diable de Loudun[1]. »

  1. Il était le père de la fameuse marquise de Brinvilliers, qui l’empoisonna dix ans après (1666). Les auteurs jansénistes ont tous grand soin de rappeler l’aventure, insinuant, sans l’oser dire, que ce pourrait bien avoir été une punition du Ciel pour son ministère d’alors. — Il y eut d’ailleurs du singulier dans cette destinée. On lit dans Amelot de La Houssaye (Mémoires historiques, etc., tome III, page 76) que le même Daubray, jeune et se trouvant à Rome, avait été en danger de paraître trop lié avec le cardinal Deti, très-mau-