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PORT-ROYAL.

J’ajouterai aussi, au point de vue plus particulier où nous sommes : Molière, c’est la morale des honnêtes gens. Expliquons un peu l’un et l’autre.

Molière, c’est la nature comme Montaigne, et sans le moindre mélange appréciable de ce qui appartient à l’ordre de Grâce ; il n’a pas été entamé plus que Montaigne, à aucun âge, par le Christianisme. Né à deux pas des Halles, enfant de Paris, allant de bonne heure à la comédie de l’Hôtel de Bourgogne plus souvent qu’aux sermons, il étudie, il est vrai, au Collège de Clermont, chez les Jésuites ; mais il trouve, à côté de ses cours du collège, une éducation particulière plus libre près de Gassendi, le maître particulier de Chapelle. Chapelle, Bernier, Cirano de Bergerac, Hesnault, ce sont là les condisciples du jeune Poquelin, tous plus tard esprits forts ou libertins, comme on disait. Il s’exerce d’abord sur Lucrèce, comme Montaigne s’est joué aux Métamorphoses d’Ovide. De Gassendi il prend surtout l’esprit, non le système, non les atomes ; et il croit, suivant son propre aveu, et malgré Chapelle qui prend tout (en glouton indigeste qu’il est), que d’Épicure et de Gassendi il n’y a guère de bon que la morale.

Avec cela la domesticité du Louvre, un voyage à la suite de la Cour, en suppléance de son père comme valet-de-chambre du Roi, le spectacle des désordres de la Fronde, puis la vie de comédien de campagne et ses mille et une aventures, voilà ce qui achève l’éducation du jeune Molière. On ne découvre point jour par où le Christianisme lui soit entré.

Mais si Molière est tout nature comme Montaigne, j’oserai dire qu’il l’est encore plus richement, plus généreusement surtout.

La nature chez lui n’est pas, comme chez Montaigne, à l’état fréquent de nonchaloir sceptique, de malice et de ruse un peu taquine ; de vigueur sans doute, mais