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PORT-ROYAL.

Mais dont la promptitude et les brusques fiertés
Veulent un grand génie à toucher ses beautés.
De l’autre qu’on connolt la traitable méthode
Aux foiblesses d’un peintre aisément s’accommode :
La paresse de l’huile, allant avec lenteur,
Du plus tardif génie attend la pesanteur ;
Elle sait secourir, par le temps qu’elle donne,
Les faux pas que peut faire un pinceau qui tâtonne ;
Et sur cette peinture on peut, pour faire mieux,
Revenir, quand on veut, avec de nouveaux yeux.
Cette commodité de retoucher l’ouvrage
Aux peintres chancelants est un grand avantage ;
Et ce qu’on ne fait pas en vingt fois qu’on reprend,
On le peut faire en trente, on le peut faire en cent.

Mais la fresque est pressante, et veut sans complaisance
Qu’un peintre s’accommode à son impatience,
La traite à sa manière, et, d’un travail soudain,
Saisisse le moment qu’elle donne à sa main.
La sévère rigueur de ce moment qui passe
Aux erreurs d’un pinceau ne fait aucune grâce ;
Avec elle il n’est point de retour à tenter,
Et tout, au premier coup, se doit exécuter.
Elle veut un esprit où se rencontre unie
La pleine connoissance avec le grand génie.
Secourue d’une main propre à le seconder,
Et maîtresse de l’art jusqu’à le gourmander ;
Une main prompte à suivre un beau feu qui la guide,
Et dont, comme un éclair, la justesse rapide
Répande dans ses fonds, à grands traits non tâtés,
De ses expressions les touchantes beautés.

Quelle opulence ! quelle ampleur ! Comme on sent, à travers cette définition grandiose, la réminiscence secrète et la propre conscience de l’artiste, qui lui-même bien des fois, pour répondre au caprice du maître ou au cri du public, a dû pousser son œuvre en quelques nuits, l’enlever haut la main du premier jet, et l’exposer toute vive, sans retour, à la sévère rigueur de cet instant unique qui décide du sort d’une comédie ! Voilà Molière et