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LIVRE TROISIÈME.

sa théorie, déclarée par lui comme à son insu ; il nous a livré là sa poétique, comme l’a remarqué excellemment Boileau.

Que si, à la lumière de cet aveu, nous revenons vers la lutte ingénieuse de La Bruyère et au procédé d’Onuphre raffinant sur Tartufe, il n’y a plus rien, ce me semble, qui nous embarrasse ; et chacun des deux peintres est dans son rôle. — On attend Tartufe, il n’a pas encore paru ; les deux premiers actes sont achevés : il a tout rempli jusque-là, il n’a été question que de lui ; mais on ne l’a pas encore vu en personne. Le troisième acte commence ; on l’annonce, il vient, on l’entend :

Laurent, serrez ma haire avec ma discipline,
Et priez que toujours le Ciel vous illumine.
Si l’on vient pour me voir, je vais aux prisonniers
Des aumônes que j’ai partager les deniers.

Que La Bruyère dise tout ce qu’il voudra, ce Laurent, serrez ma haire…, est le plus admirable début dramatique et comique qui se puisse inventer. De tels traits emportent le reste et déterminent un caractère. Il y a là toute une vocation : celui qui trouve une telle entrée est d’emblée un génie dramatique ; celui qui peut y chercher quelque chose, non pas à critiquer, mais à réétudier à froid, à perfectionner hors de là pour son plaisir, aura tous les mérites qu’on voudra comme moraliste et comme peintre ; mais ce ne sera jamais qu’un peintre à l’huile, auteur de portraits à être admirés dans le cabinet.

Molière manie en ce sens puissant tous ses personnages ; il ne fait pas la taille-douce, il ne pointille pas. Franc, et souvent avec crudité, il ne craint pas de faire le trait gros, grimaçant, plus mouvant et plus parlant pour la scène. Sa main hardie se sent maîtresse de l’art jusqu’à l’oser gourmander. J’ai rappelé le premier mot