Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/342

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
332
PORT-ROYAL.

tude de celui-ci, écoutons-le encore une fois nous la décrire : solitude véritable, tournée tout à son prouffit, toute fondée en aisance et en loisir, affranchie des obligations et des liens, tant de ceux du dehors que des passions du dedans, et déprise même de ces plus prochaines tendresses qu’on semble traîner partout après soi :

« Il fault avoir femme, enfants, biens, et sur tout de la santé, qui peult ; mais non pas s’y attacher en manière que nostre heur en despende : il se fault reserver une arrière-boutique toute nostre, toute franche, en laquelle nous establissions nostre vraye liberté et principale retraicte et solitude. En cette-cy fault-il prendre nostre ordinaire entretien de nous à nous-mesmes, et si privé, que nulle accointance ou communication estrangiere y treuve place ; discourir et y rire, comme sans femme, sans enfants et sans biens, sans train et sans valets ; à fin que, quand l’occasion adviendra de leur perte, il ne nous soit pas nouveau de nous en passer. »

Notez que ce peu d’attache que Pascal s’efforçait d’acquérir à l’égard des siens, et qui allait par moments à s’interdire avec eux les témoignages trop expansifs, à y substituer même des froideurs, Montaigne ne les prescrit pas moins, et il le pratique, ce semble, avec moins d’efforts, bien qu’avec des airs plus caressants. Le plus rude des deux en apparence n’était pas le moins tendre. Sed pectus mitius ore[1].


    nous malmener, c’est levray gibbier de la force de nostre esprit… Hé ! pauvre homme, tu as assez d’incommoditez nécessaires, sans a les augmenter par ton invention : et es assez misérable de condition, sans l’estre par art… » (Liv. III, chap, V.)

  1. Montaigne craignait de s’attacher aux autres, de peur d’avoir à en souffrir : Pascal craignait surtout qu’on ne s’attachât à lui, et de détourner ainsi les âmes de leur objet unique et de leur impérissable fin. Il y avait bien du zèle pour autrui sous cet appareil de froideur. On peut dire que le détachement de Pascal était porté sur un fond d’ardente charité et de compassion immense : celui de