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PORT-ROYAL.

manière ou d’une autre, pouvait l’accrocher. Aujourd’hui que nous nous soucions assez peu d’édification et de conversion, nous regrettons ces accrocs qu’on a ôtés, et dont quelques-uns avaient plus de mordant et une vigueur singulière. « Si Orelli publiait le Gorgias comme on a publié les Pensées, il mériterait d’être fustigé, » disait un jour, en riant, le plus spirituel vengeur du texte primitif de Pascal. — Oui, mais les Pensées avaient un autre but que le Gorgias ; ce n’était pas œuvre de bel esprit pour de beaux esprits. Notre foi religieuse s’en étant doucement allée, nous y avons substitué aujourd’hui la foi ou dévotion littéraire, et nous venons avec zèle restituer, par-ci par-là, les moindres mots, les moindres traits ébauchés, à un livre qui avait été surtout conçu pour la pensée et pour le cœur.

Nous faisons bien, et eux, les premiers éditeurs, n’ont point fait tout à fait mal ; c’est le seul point que je veuille maintenir ici[1]. Qu’on essaye en idée, à cette date de 1668, de mettre d’autres hommes à la place de nos dignes amis, de former un autre Comité pour l’édi-

  1. J’ai déjà eu l’occasion ailleurs, à propos de l’édition de M. Faugère, de développer ces idées (voir au tome III, page 310, des Portraits contemporains et divers, 1846). Le vrai tort a été aux éditeurs du dix-huitième siècle, qui, plus à l’aise et dégagés des considérations premières, n’ont pas travaillé à restituer peu à peu et à réparer. Au reste, ces hommes du dix-huitième siècle avaient eux-mêmes leurs préoccupations d’un autre genre. Il y eut un moment où l’édition de Condorcet parut la meilleure : et elle n’est pas si mauvaise en effet, dès l’instant qu’on se place à un point de vue franchement philosophique. J’ai entendu, il y a quelques années, les hommes religieux qui avaient le plus étudié Pascal vanter beaucoup l’édition de M. Frantin. Chaque époque ainsi va refaisant une édition à son usage. Ce sont les aspects et comme les perspectives du même homme qui changent en s’éloignant. Il ne me paraît pas du tout certain que l’édition actuelle, que nous proclamons la meilleure, soit la définitive. On a un bon texte, c’est l’essentiel : mais il y aurait bien à tailler et à rejeter pour que la lecture redevînt un peu suivie et, je dirai même, supportable.