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PORT-ROYAL.

de briser ce qui était déjà en fragments, convient-il et a-t-on le droit de ressaisir ces morceaux de plus en plus épars, d’y jeter le ciment qui les pourrait unir, et de les considérer dans leur lien probable et dans leur ensemble ?

Et pourquoi non ? Pourquoi ne pas faire hardiment comme si les choses étaient restées sur le même pied, comme si les pierres étaient encore debout, et que la trompette de Jéricho n’eût pas sonné ? J’avais essayé autrefois ce couronnement de mon étude, et, tout bien considéré, je ne le supprimerai pas. Venu de bonne heure sur un sujet tant disputé depuis, si je parais un peu arriéré, est-ce ma faute ? Nicole, en un passage très-moral concernant les concurrences et les rivalités des auteurs dans les ouvrages d’esprit[1], remarque que,

  1. Un très-joli passage vraiment, mais aussi trop arriéré, je le crains, et qui s’applique aux mœurs policées de la littérature d’un autre âge, avant le rude et harcelant régime de la liberté : « Comme les biens du monde étant naturellement communs, dit Nicole, deviennent propres à ceux qui s’en sont saisis, occupantis fiunt, et qu’il y auroit de l’injustice à les en déposséder, il y a de même une certaine convention d’honnêteté entre les gens de Lettres, que lorsque quelque ouvrage est échu en partage à quelque auteur, et qu’il s’en est médiocrement bien acquitté et d’une manière qui a satisfait le monde, un autre auteur ne doit point le troubler dans ce partage, et doit chercher d’autre matière pour exercer son esprit et ses talents. De sorte que le monde veut qu’on garde à peu près sur ce point la règle que saint Paul observoit dans la prédication de l’Évangile, « etc., etc… » (Nouvelles Lettres de M. Nicole, XLe.) — Mais, quoi qu’ait pu dire Nicole, le monde n’a plus aujourd’hui sur ces choses les mêmes sentiments et les mêmes scrupules qu’il avait autrefois ; il y regarde peu ; il a bien le temps de s’occuper de ces misères ! « Mon cher ami, me disait un jour un homme de Lettres éminent à qui je me plaignais d’un pareil procédé qu’il avait eu à mon égard (M. Cousin), je crois être aussi délicat qu’un autre au fond, mais, je l’avoue, je suis grossier dans la forme. « Le mot est lâché. Telles sont et seront de plus en plus les mœurs littéraires d’aujourd’hui et de l’avenir : les délicats, et qui le sont pour la forme comme pour le fond (ce qui est inséparable), en doivent prendre leur parti.