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LIVRE QUATRIÈME.


    de Saint-Évremond. La note suivante répondra à ceux qui prendront la peine de la lire. J’assemble en cet écrit bien des sortes de pensées : la seule unité que j’ambitionne est de tout comprendre de ce que je rencontre. Voici la note qui résume mon sentiment sur l’ami de d’Aubigny : « Depuis quelques soirs je me suis mis à lire Saint-Évremond ; je ne lis pas tout indistinctement, mais je fais un choix. De cette manière il me paraît délicieux ; c’est une conversation agréable et fine, d’une parfaite justesse. Cet homme n’est pas mis à son rang. Il lui a nui d’être absent de France durant tant d’années ; sans quoi il serait compté à côté de La Rochefoucauld et de Retz. Et puis il a mis tant de négligence d’homme du monde à sa réputation littéraire, qu’il en paye les frais aujourd’hui. Mais cela même ajoute en lui au charme de l’honnête homme. Saint-Évremond est un moraliste accompli, un esprit juste, éclairé, tempéré, ne tirant des choses que ce qui importe à la vie ; un vrai moderne, comprenant ce monde nouveau qui s’ouvre, y pénétrant de sang-froid, et y devançant à son heure, sans empressement, ceux qui feront souvent moins de chemin et plus de bruit que lui. On sent à tout instant un esprit sans prévention d’aucun genre, qui est sorti de chez soi, qui a comparé les hommes et les peuples, et qui s’est rendu compte des variétés diverses où presque tous ses contemporains se tenaient confinés. Il y a bien à dire à ses jugements littéraires ; il en est trop resté avec la France sur la date de son exil ; mais ses jugements historiques sont excellents. Son style a trop d’antithèses, bien que sa pensée n’en soit jamais faussée. Il avait l’esprit railleur, et cette disposition lui a nui plus d’une fois auprès du prince de Condé, auprès de Mazarin ; elle a finalement causé sa disgrâce auprès de Louis XIV. Mais, telle qu’elle nous apparaît d’après ses écrits, c’était une ironie honnête et libre, sans pétulance, et ce qui n’a fait son malheur que parce qu’il avait affaire à des Grands et à des Puissants avec qui la partie n’était pas égale, et qui n’entendaient pas raillerie. On ferait un volume charmant de Saint-Évremond ; on élaguerait presque tous ses méchants vers, et on ne ferait entrer que ses plus jolis Essais de moraliste. Je voudrais exécuter ce petit projet, et y mettre pour préface un portrait de ce gracieux sage. — Saint-Évremond avait causé avec Gassendi, Hobbes et Spinosa ; et le livre qu’il aimait à lire par dessus tout était Don Quichotte. » — Tel me paraît l’homme qui jugeait l’entretien de M. d’Aubigny le plus parfaitement et le plus universellement agréable qu’il eût rencontré.

    FIN DU TROISIÈME VOLUME.