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APPENDICE.

amis, c’est-à-dire pour les engager tous à lui devenir favorables et à la prôner dans le monde. Elle leur dit qu’ils avoient trop d’esprit pour ne pas sentir eux-mêmes les beautés de ces Lettres, pour lesquelles elle leur demandoit leur protection ; elle leur représenta même qu’ils trouveroient de quoi exercer leur zèle en contribuant de leurs suffrages à décrier une morale aussi pernicieuse que celle des nouveaux Casuistes qui désoloient la religion par leur relâchement ; que, sans examiner si la doctrine de Port-Royal avoit été condamnée à Rome ou non, il paroissoit qu’elle étoit préférable à celle des Jésuites par la seule considération de la morale.
« Après ce préambule, la Lettre fut lue, et elle ne pouvoit pas manquer d’être admirée par des gens aussi disposés à plaire à la comtesse, et qui lui étoient en toutes manières aussi dévoués. Ils vont comme autant de trompettes publier par tout Paris que la sixième Lettre au Provincial commence à paroître, qu’elle étoit encore bien plus belle que celles qui avoient paru, ce qu’ils dirent d’un ton si affirmatif que l’approbation de gens si habiles, faite dans un si grand concert, redoubla l’impatience et la curiosité qu’on eut de la voir. Ce qui se fit dès le lendemain, qui fut le 4 d’avril suivant, et ce fut avec ces préparatifs qu’on la distribua dans le public… »

Il y a bien, à toute cette mise en scène, à cette petite harangue qu’on prête à madame Du Plessis, un peu d’arrangement et, si je puis dire, une légère invention littéraire : le Père Rapin avait été un bon professeur de rhétorique. Mais enfin on conçoit que les choses aient pu se passer à peu près ainsi.

Ce qui ne laisse pas d’être singulier, c’est que dans ces mêmes Mémoires, et au moment où il fait l’homme si bien informé, le Père Rapin paraît persuadé que les trois premières Provinciales sont de la plume d’Arnauld, et que comme on vit que ces trois Lettres n’avaient pas « le succès qu’on s’en étoit promis, » l’idée vint seulement alors de s’adresser à Pascal, bien que ce dernier fût depuis quelque temps brouillé avec Arnauld !  ! Pascal ne serait, selon lui, entré dans la composition des Provinciales qu’à partir de la quatrième Lettre, et encore la quinzième et les suivantes jusqu’à la fin redeviendraient-elles l’œuvre du seul Arnauld. De pareilles incertitudes et inexactitudes sur le fait littéraire le plus capital de notre Histoire prouvent à quel point le Père Rapin est une autorité contestable et précaire pour tout ce qui est du dedans de Port-Royal : il peut s’étendre à plaisir sur les dehors de la place et battre l’estrade à l’entour, il ne mit jamais le pied dans la citadelle.

Et pour ce qui est de Pascal notamment, le Père Rapin est faible, inexact, mensonger, à la merci des on dit. Son goût littéraire même est en défaut sur l’écrivain de génie. Il ne soupçonne rien de sa puissance, de son éloquence, il ne lui accorde pour tout talent que les railleries et les bouffonneries. Au moral il ne le méconnaît pas moins : il en fait un libertin de profession dans sa jeunesse, il interprète à contre-sens sa mort et ses sentiments suprêmes. C’est plaisir de voir comme il n’entend rien à ce grand adversaire, à cette organisation, à cette nature, à ce christianisme : l’âme de