Page:Sainte-Beuve - Port-Royal, t3, 1878.djvu/630

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
620
PORT-ROYAL.

questions et ces méthodes d’enseignement, surtout en ce qui est du grec, je lui ai fait lire les chapitres de Port-Royal qui s’y rapportent, et j’ai reçu de lui la lettre suivante où, sauf le trop de modestie et d’humilité de l’entrée en matière, on a le fond de son sentiment qui se fait jour avec bien de la force et de l’autorité :

« Montreuil-sous-Bois, le 31 mai 1866.

« MONSIEUR, votre livre quatrième de Port-Royal, que j’ai lu dix-huit ans après son apparition, m’a fait toucher du doigt le mal de ma vie souterraine dans la mine philologique ; je me vois sous la figure du père de Luther dans nos livres d’école saxons : mineur du Erzgebirge, tricorne avec le petit lampion à la pointe de devant, un gros cuir au siège. Un jour je m’avisai de quitter mes manuscrits et de saisir la grande manivelle de l’orgue universitaire pour la faire tourner un peu plus dans le sens de la raison et de la nature des choses. Dieu sait combien de peine je me suis donné pour montrer clair comme le jour qu’on tournait dans le faux sens, et qu’avec la moitié, peut-être le quart, de la peine qu’on se donnait, on ferait bien, et surtout qu’on donnerait à la jeunesse le goût à la place du dégoût ! Eh bien ! Monsieur, Port-Royal et vous, en 1846 (date de la Préface), vous aviez dit tout, absolument tout ce qui se trouve d’essentiel dans ce que j’ai élucubré et publié à ce sujet de 1856 à 1863 : aborder le grec directement et non à travers le latin ; lire immédiatement après avoir appris la déclinaison et la conjugaison régulières ; apprendre la syntaxe par l’observation et ne la résumer systématiquement que quand on la savait par l’usage ; beaucoup, beaucoup de lectures ; de thèmes, pas avant de savoir lire couramment des textes ordinaires ; compositions sur des sujets choisis par les élèves eux-mêmes suivant ce qui les préoccupait par suite de leurs lectures ; suppression de l’abus prodigieux des versions écrites et des leçons, etc., etc. : tout cela, Monsieur, vous l’avez dit, au nom de Port-Royal, dans votre ouvrage de 1848… Jugez, Monsieur, de mes immenses regrets d’avoir ignoré la meilleure de toutes les autorités ! Je n’avais lu que Rollin ; je n’ai pu m’appuyer sur lui qu’en deux occasions ; il y a beaucoup de faible chez lui et décadence évidente, si on compare à ce que disent Messieurs de Port-Royal, de l’or pur !… Ne surgira-t-il pas quelqu’un qui voudra et saura écrire l’Histoire de la Raison en France ? Ce serait une grande, mais navrante histoire.
« Les paroles de Gesner, citées p. 522, m’intriguent comme vous : elles doivent être tirées du Mithridate de Conrad Gesner. Je me persuade qu’il veut parler des traductions des auteurs grecs en langues modernes. En effet, des grands hellénistes du quinzième et du seizième siècle, aucun ne s’occupa de cela ; mais il fallait des traductions d’écrivains si célèbres ; elles devinrent donc « le partage des petits esprits. »
« M. Rossignol (p. 525) se montre bien rigoureux de prendre Lancelot au mot et de lui faire la leçon sur ce que c’est qu’une racine. Lancelot a fort bien su, ne fût-ce que par les lettres capitales dans Henri Estienne, que beaucoup de mots qu’il mettait n’étaient pas proprement des mots racines, mais des simples par rapport à une famille de composés et de dérivés. C’est, comme dans toutes les choses de la pratique, un nomen a potiori ; ce qui est le principal a donné l’appellation au tout, et il n’y a pas lieu de faire intervenir ici le grammairien philosophe. Quant à la fin de la