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SÉNANCOUR.

notre être avec une autorité acquise. On voit alors, spectacle douloureux ! de vastes et hautes intelligences se souiller : l’amour des places, de l’or, de la table, des sens, les saisit ou se prolonge en elles. Le népotisme les envahit, l’intrigue les attire et les morcèle, la jalousie les ulcère ; leur vœu secret et leur but habituel ne se peuvent plus avouer désormais sans honte. Chez les plus nobles, c’est encore l’amour de leur renommée qui domine, et on les voit en cheveux gris s’acharner juqu’au bout à cette guirlande puérile. Grands hommes à tant d’égards, ils ne sont plus des hommes dans le sens intime de l’antique sagesse ; ils ne nous offrent plus des intelligences servies par des organes, mais des intelligences qui mentent à des organes qui les trahissent. Qu’ils sont rares ceux qui, dans l’ordre de la pensée, se fixent à temps et adhèrent sans réserve à la vérité reconnue par eux perpétuelle, universelle et sainte ; qui, non contents de la reconnaître, s’y emploient tout entiers, y versent leurs facultés, leurs dons naturels : riches leur or, pauvres leur denier, passionnés leurs passions ; orgueilleux s’y prosternent, voluptueux s’y sèvrent, nonchalants s’y aiguillonnent, artistes s’y disciplinent et s’y oublient ; qui deviennent ici-bas une volonté humble et forte, croyante et active, aussi libre qu’il est possible dans nos entraves, une volonté animant de son unité souveraine la doctrine, les affections et les mœurs ; véritables hommes selon l’esprit ; sublimes et encourageants modèles !

Je sais qu’en parlant à dessein de celui des hommes de notre temps qui offre peut-être le plus magnifique