Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/388

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tour les situations les plus diverses, les emplois les plus opposés ; la fortune se joue des talents comme des caractères ; il faut des harangues pour la place publique, des plans pour le Conseil, des hymnes pour les triomphes… On cherche un homme ! son mérite le désigne : point d’excuse, point de refus, le péril n’en accepte pas ; on lui impose au hasard les fardeaux les plus disproportionnés à ses forces, les plus répugnants à ses goûts… L’esprit de cet homme s’élargit, ses talents s’élèvent, ses facultés se multiplient ; chaque fardeau lui crée une force, chaque emploi un mérite, chaque dévouement une vertu. » Et c’est ainsi qu’en croyant peindre M. Daru et lui assigner son cadre, Lamartine s’esquissait déjà à lui-même son programme, — un programme en lettres d’or. Lamartine académicien récipiendaire prophétisait le Lamartine du Gouvernement provisoire.

« — Dînant un jour chez la duchesse de Duras, vers 1820, il dit à Saint-Priest très-jeune : « Je n’aime pas l’aristocratie. » Et comme Saint-Priest remarquait que le lieu était singulièrement choisi pour cette confidence, Lamartine ajouta : « J’aime les personnes, mais je n’aime pas la chose. » — Moi, au contraire, un peu plus tard, je l’ai vu rattaché à l’aristocratie et nageant en pleine Restauration. »

« — Quels que soient les torts et les fautes de Lamartine depuis quelques années, il les a rachetés par sa conduite au moment du péril : il a eu là un moment sublime, héroïque, — un moment immortel.

« Lamartine a bien mérité de la patrie à un moment décisif, et la critique littéraire ou celle du moraliste n’a plus guère rien à faire avec lui : l’acclamation publique la ferait taire. Et pourtant… Mais avec Lamartine il ne faut jamais analyser. »

« — Ces mêmes gens qui, hier encore, auraient voulu lapider Lamartine à cause de ses Girondins et de ses discours de Mâcon, lui élèveraient aujourd’hui des autels : mais sur cet autel il faudrait inscrire : Élevé par la Reconnaissance et par la Peur. »|75}}

« — Lamartine est au fond un roué, mais un roué de la race de Fenelon.

« Il s’est corrompu, — peut-être. Mais c’est la corruption de l’ambroisie. Cette corruption elle-même est angélique et divine. »