Page:Sainte-Beuve - Portraits contemporains, t1, 1869.djvu/417

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
409
VICTOR HUGO.

tismes et des prestiges, oubliant le sang généreux, qui, sept ans trop tôt, coulait déjà des veines populaires ; — si on consent à voir dans cette année, qu’on pourrait à meilleur droit appeler néfaste, le moment éblouissant, pindarique, de la Restauration, comme les dix-huit mois de M. de Martignac en furent le moment tolérable et sensé ; on comprendra alors que des jeunes hommes, la plupart d’éducation distinguée ou d’habitudes choisies, aimant l’art, la poésie, les tableaux flatteurs, la grâce ingénieuse des loisirs, nés royalistes, chrétiens par convenance et vague sentiment, aient cru le temps propice pour se créer un petit monde heureux, abrité et recueilli. Le public, la foule n’y avait que faire, comme bien l’on pense ; en proie aux irritations de parti, aux engouements grossiers, aux fureurs stupides, on laissait cet éléphant blessé bondir dans l’arène, et l’on était là tout entre soi dans la loge grillée. Il s’agissait seulement de rallier quelques âmes perdues qui ignoraient cette chartreuse, de nourrir quelques absents qui la regrettaient, et la Muse française servit en partie à cela. C’était au premier abord dans ces retraites mondaines quelque chose de doux, de parfumé, de caressant et d’enchanteur ; l’initiation se faisait dans la louange ; on était reconnu et salué poëte à je ne sais quel signe mystérieux, à je ne sais quel attouchement maçonnique ; et dès lors choyé, fêté, applaudi à en mourir. Je n’exagère pas ; il y avait des formules de tendresse, des manières adolescentes et pastorales de se nommer ; aux femmes, par exemple, on ne disait madame qu’en vers ; c’étaient des