Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/178

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scènes, non pas une belle pièce. Il ne croyait point, par exemple, qu’on pût, dans une même élégie, débuter dans le ton de Regnier, monter par degrés, passer par nuances à l’accent de la douleur plaintive ou de la méditation amère, pour se reprendre ensuite à la vie réelle et aux choses d’alentour. Son talent, il est vrai, ne réclamait pas d’ordinaire, dans la durée d’une même rêverie, plus d’une corde et plus d’un ton. Ses émotions rapides, qui toutes sont diverses, et toutes furent vraies un moment, rident tour à tour la surface de son âme, mais sans la bouleverser, sans lancer les vagues au ciel et montrer à nu le sable du fond. Il compare sa muse jeune et légère à l’harmonieuse cigale, amante des buissons, qui,

De rameaux en rameaux tour à tour reposée,
D’un peu de fleur nourrie et d’un peu de rosée,
S’égaie … …

et s’il est triste, si sa main imprudente a tari son trésor, si sa maîtresse lui a fermé, ce soir-là, le seuil inexorable, une visite d’ami, un sourire de blanche voisine, un livre entr’ouvert, un rien le distrait, l’arrache à sa peine, et, comme il l’a dit avec une légèreté négligente :

On pleure ; mais bientôt la tristesse s’envole.

Oh ! quand viendront les jours de massacre, d’ingratitude et de délaissement, qu’il n’en sera plus ainsi ! Comme la douleur alors percera avant dans son âme et en armera toutes les puissances ! Comme son ïambe vengeur nous montrera d’un vers à l’autre les enfants, les vierges aux belles couleurs qui venaient de parer et de baiser l’agneau, le mangeant s’il est tendre, et passera des fleurs et des rubans de la fête aux crocs sanglants du charnier populaire ! Comme alors surtout il aurait besoin de lie et de fange pour y pétrir tous ces bourreaux barbouilleurs de lois ! Mais, avant cette formidable époque[1],
  1. Pour juger André Chénier comme homme politique, il faut