Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/259

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admiration qu’il fit naître lui vint de Naigeon, Naigeon adorateur fétichiste de son philosophe, comme Brossette l’était de son poëte, espèce de disciple badaud, de bedeau fanatique de l’athéisme. Femme, ami, disciple, Diderot se méprit donc dans ses choix ; La Fontaine n’eût pas été plus malencontreux que lui ; au reste, à part le chapitre de sa femme, il ne semble guère que lui-même il se soit jamais avisé de ses méprises.

Tout homme doué de grandes facultés, et venu en des temps où elles peuvent se faire jour, est comptable, par-devant son siècle et l’humanité, d’une œuvre en rapport avec les besoins généraux de l’époque et qui aide à la marche du progrès. Quels que soient ses goûts particuliers, ses caprices, son humeur de paresse ou ses fantaisies de hors-d’œuvre, il doit à la société un monument public, sous peine de rejeter sa mission et de gaspiller sa destinée. Montesquieu par l’Esprit des Lois, Rousseau par l’Émile et la Contrat social, Buffon par l’Histoire naturelle, Voltaire par tout l’ensemble de ses travaux, ont rendu témoignage à cette loi sainte du génie, en vertu de laquelle il se consacre à l’avancement des hommes ; Diderot, quoi qu’on en ait dit légèrement, n’y a pas non plus manqué[1]. On lui accorde de reste les fantaisies humoristes,

  1. C’est une rétractation partielle, une rectification de ce que j’avais écrit précédemment dans un article du Globe, dont je reproduis ici le début :
    « Il y a dans Werther un passage qui m’a toujours frappé par son admirable justesse : Werther compare l’homme de génie qui passe au milieu de son siècle, à un fleuve abondant, rapide, aux crues inégales, aux ondes parfois débordées ; sur chaque rive se trouvent d’honnêtes propriétaires, gens de prudence et de bon sens, qui, soigneux de leurs jardins potagers ou de leurs plates-bandes de tulipes, craignent toujours que le fleuve ne déborde au temps des grandes eaux et ne détruise leur petit bien-être ; ils s’entendent donc pour lui pratiquer des saignées à droite et à gauche, pour lui creuser des fossés, des rigoles ; et les plus habiles profitent même de ces eaux détournées pour arroser leur héritage, et s’en font des viviers et des étangs à leur fantaisie. Cette sorte de conjuration instinctive et intéressée de tous les hommes de bon sens et d’esprit contre l’homme d’un génie supérieur n’apparaît peut-être dans au-