Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/286

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y avait épousée et avec laquelle il était venu à Rome. C’est l’inconsolable douleur de cette perte qui lui fait dire avec un accent de conviction naïve bien aussi pénétrant que nos obscurités fastueuses : « Si les pleurs et les soupirs ne peuvent porter le nom de plaisir, il est vrai néanmoins qu’ils ont une douceur infinie pour une personne mortellement affligée[1]. » Jeté par ce désespoir au sein de la religion, dans l’abbaye de…, où il séjourne trois ans, le marquis en est tiré, à force de violences obligeantes, par M. le duc de…, qui le conjure de servir de guide à son fils dans divers voyages. Ils partent donc pour l’Espagne d’abord, puis visitent le Portugal et l’Angleterre, le vieux marquis sous le nom de M. de Renoncour, le jeune sous le titre de marquis de Rosemont. Les conseils du Mentor à son élève, son souci continuel et respectueux pour la gloire de cet aimable marquis ; ce qu’il lui recommande et lui permet de lecture, le Télémaque, la Princesse de Clèves ; pourquoi il lui défend la langue espagnole ;

    le raisonnement que voici : « Dieu, n’ayant pas voulu tout d’un coup se communiquer aux hommes, ne s’est d’abord fait connaître à eux que par des figures. La première loi, qui fut celle des Juifs, en est remplie. Il ne leur proposait, pour motif et pour récompense de la vertu, que des plaisirs charnels et des félicités grossières. La loi des chrétiens, qui a suivi celle des Juifs, étoit beaucoup plus parfaite, parce qu’elle donnoit tout à l’esprit, qui est sans contredit au-dessus du corps… C’est un second état par lequel ce Dieu bon a voulu faire passer les hommes… Et maintenant enfin ce ne sont plus les seuls biens spirituels, comme dans l’Évangile des chrétiens, c’est la félicité du corps et de l’esprit que l’Alcoran promet tout à la fois aux véritables croyants. » Il est curieux que Salem, c’est-à-dire notre abbé Prévost, ait conçu une manière d’union des lois juive et chrétienne au sein de la loi musulmane développé de nos jours dans le saint-simonisme.

  1. Je trouve dans les lettres de mademoiselle Aïssé (1728) : Il y a ici un nouveau livre intitulé Mémoires d’un Homme de qualité retiré du monde. Il ne vaut pas grand’chose ; cependant on en lit 190 pages en fondant en larmes, n’est-ce rien ?