Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/318

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jette en montant ses funèbres ombres, avoir foulé la mousse épaisse, les humides lisières où sont les fraises, et s’être assis derrière le rucher d’abeilles, dont le miel avait enduit dès le berceau une lèvre éloquente, il s’agissait pour les deux amis de se donner le spectacle des Alpes ; pour M. Jouffroy, de les revoir et de les montrer ; pour M. Dubois, de les découvrir ; — car c’était tout au plus si ce dernier les avait, en venant, aperçues de loin à l’horizon dans la brume, et comme un ruban d’argent. M. Jouffroy conduisit donc son ami un matin, dès avant le lever du soleil, à travers les vallées et les prairies, jusqu’à la pente de la Dôle qu’ils gravirent. La Dôle est le point culminant du Jura, et où le Doubs prend sa source. En montant par un certain versant et par des sentiers bien choisis, on arrive au plus haut sans rien découvrir, et, au dernier pas exactement qui vous porte au plateau du sommet, tout se déclare. C’est ce qui eut lieu pour M. Dubois, à qui son guide habile ménageait la surprise : « Toutes les Alpes, comme il le dit, jaillirent devant lui d’un seul jet ! » L’amphithéâtre glorieux encadrant le pays de Vaud, le miroir du Léman, dans un coin la Savoie rabaissée au pied du Mont-Blanc sublime ; cet ensemble solennel que la plume, quand l’œil n’a pas vu, n’a pas le droit de décrire ; la vapeur et les rayons du matin s’y jouant et luttant en mille manières, voilà ce qui l’assaillit d’abord et le stupéfia. M. Jouffroy, plus familier à l’admiration de ces lieux, en jouissait tout en jouissant de l’immobile extase de l’ami qu’il avait guidé ; il reportait son regard avec sourire tantôt sur le spectacle éclatant, et tantôt sur le visage ébloui ; il était comme satisfait de sa lente démonstration si magnifiquement couronnée, il était satisfait de sa montagne. À quelques pas en avant, un pâtre debout, les bras croisés et appuyé sur son bâton, semblait aussi absorbé dans la grandeur des choses ; le philosophe en fut vivement frappé, et dit : « Il y a en cette âme que voilà toutes les mêmes impressions que dans les nôtres. » — Les images nombreuses et si belles dans la bouche de