Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/388

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tion d’un savant une fois trompé, de l’antiquaire dans Scott, contre le genre-femme. Un jour à Coppet, en 1672, c’est-à-dire à vingt-cinq ans, dans son moment de plus grande galanterie, il prêta à une demoiselle le roman de Zayde ; mais celle-ci ne le lui rendait pas : « Fâché de voir lire si lentement un livre, je lui ai dit cent fois le tardigrada, domiporta et ce qui s’ensuit, avec quoi on se moque de la tortue. Certes, voilà bien des gens propres à dévorer les bibliothèques ! » Dans un autre moment de galanterie, en 1675, il écrit à mademoiselle Minutoli ; et, à cet effet, il se pavoise de bel esprit, se raille de son incapacité à déchiffrer les modes, lui cite, pour être léger, deux vers de Ronsard sur les cornes du bélier, et les applique à un mari : « Au reste, mademoiselle, dit-il à un endroit, le coup de dent que vous baillez à celui qui vous a louée, etc. » L’état naturel et convenable de Bayle à l’égard du sexe est un état d’indifférence et de quiétisme. Il ne faut pas qu’il en sorte ; il ne faut pas qu’il se ressouvienne de Ronsard ou de Brantôme pour tâcher de se faire un ton à la mode. S’il a perdu à ce manque d’émotions tendres quelque délicatesse et finesse de jugement, il y a gagné du temps pour l’étude[1], une plus grande capacité pour ces impressions moyennes qui sont l’ordinaire du critique, et l’ignorance de ces dégoûts qui ont fait dire à La Fontaine : Les délicats sont malheureux. Si Bayle en demeura exempt, l’abbé Prévost, critique comme lui, mais de plus romancier et amoureux, ne fut pas sans en souffrir.

  1. Dans une note de son article Érasme du Dictionnaire critique, parlant des transgressions avec les personnes qui sont obligées de sauver les apparences, il dit de ce ton de naïveté un peu narquoise qui lui va si bien : « Elles exigent des préliminaires, elles se font assiéger dans toutes les formes. Se sont-elles rendues, c’est un bénéfice qui demande résidence… Il est rare qu’on ne tombe qu’une fois dans cette espèce d’engagement ; on ne s’en retire qu’avec un morceau de chaîne qui forme bientôt une nouvelle captivité. Aussi on m’avouera qu’un homme qui a presque toujours la plume et les livres à la main ne sauroit trouver assez de temps pour toutes ces choses.