Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/485

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rait pu, s’il avait concentré ses facultés de grâce et d’harmonie en un seul genre, et combien cette admiration fraternelle qu’il prodiguait autour de lui était négligente d’elle-même et de ses propres trésors par trop dissipés. Deux ou trois tendres élégies, quelques chansonnettes nées d’une larme, surtout des contes délicieux datés d’époques déjà anciennes, firent comprendre avec regret que, si elle y avait plus tôt songé, il y aurait eu là en vers une nouvelle muse. Mais, avant tout, un dégoût bien vrai de la gloire, un pur amour du rêve y respiraient :

Loué soit Dieu ! puisque dans ma misère,
De tous les biens qu’il voulut m’enlever,
Il m’a laissé le bien que je préfère :
O mes amis, quel plaisir de rêver,
De se livrer au cours de ses pensées,
Par le hasard l’une à l’autre enlacées,
Non par dessein : le dessein y nuirait !
L’heureux loisir qui délasse ma vie
Perd de son charme en perdant son secret ;
Il est volage, irrégulier, distrait ;
Le nonchaloir ajoute à son attrait,
Et sa douceur est dans sa fantaisie.
On se néglige, il semble qu’on s’oublie,
Et cependant on se possède mieux.
On doit alors à la bonté des Dieux
Deux attributs de leur grandeur suprême ;
Car on existe, on est tout par soi-même,
Et l’on embrasse et les temps et les lieux.
En fait de biens chacun a son système,
Desquels le moindre a du prix à mon gré :
Si l’un pourtant doit être préféré,
Jouir est bon, mais c’est rêver que j’aime[1].

La clarté facile et la grâce mélodieuse distinguent ce petit nombre de vers de Nodier ; et il s’étend même assez souvent avec complaisance sur ce chapitre des qualités naturelles,

  1. Le Fou du Pirée, conte.