Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t1, nouv. éd.djvu/69

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le recueillit dans sa maison et l’y soigna pendant plus de vingt ans. Abandonné dans ses mœurs, perdu de fortune, n’ayant plus ni feu, ni lieu, ce fut pour lui et pour son talent une inestimable ressource que de se trouver maintenu, sous les auspices d’une femme aimable, au sein d’une société spirituelle et de bon goût, avec toutes les douceurs de l’aisance. Il sentit vivement le prix de ce bienfait ; et cette inviolable amitié, familière à la fois et respectueuse, que la mort seule put rompre, est un des sentiments naturels qu’il réussit le mieux à exprimer. Aux pieds de madame de La Sablière et des autres femmes distinguées qu’il célébrait en les respectant, sa muse, parfois souillée, reprenait une sorte de pureté et de fraîcheur, que ses goûts un peu vulgaires, et de moins en moins scrupuleux avec l’âge, ne tendaient que trop à affaiblir. Sa vie, ainsi ordonnée dans son désordre, devint double, et il en fit deux parts : l’une, élégante, animée, spirituelle, au grand jour, bercée entre les jeux de la poésie, et les illusions du cœur ; l’autre, obscure et honteuse, il faut le dire, et livrée à ces égarements prolongés des sens que la jeunesse embellit du nom de volupté, mais qui sont comme un vice au front du vieillard. Madame de La Sablière elle-même, qui reprenait La Fontaine, n’avait pas été toujours exempte de passions humaines et de faiblesses selon le monde ; mais lorsque l’infidélité du marquis de La Fare lui eut laissé le cœur libre et vide, elle sentit que nul autre que Dieu ne pouvait désormais le remplir, et elle consacra ses dernières années aux pratiques les plus actives de la charité chrétienne. Cette conversion, aussi sincère qu’éclatante, eut lieu en 1683. La Fontaine en fut touché comme d’un exemple à suivre ; sa fragilité et d’autres liaisons qu’il contracta vers cette époque le détournèrent, et ce ne fut que dix ans après, quand la mort de madame de La Sablière lui eut donné un second et solennel avertissement, que cette bonne pensée germa en lui pour n’en plus sortir. Mais, dès 1684, nous avons de lui un admirable Discours en vers, qu’il lut le jour de sa réception à l’Académie