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loin, Delille avait été dans quelques vers jusqu’à invoquer la vengeance des rois de l’Europe contre la France : cela sortait de la pitié. Il avait toutefois insisté pour que les vers restassent. De près, il sentit le péril. Six vers, qu’il ne désavoua pas, furent, sans façon, substitués par un ami plus sage, et qui prit sur lui d’ôter au poète l’embarras de se rétracter. À cela près, l’inspiration de la Pitié ne parut pas moins suffisamment royaliste et bourbonienne. On peut voir dans les notes de M. Fiévée à Bonaparte (avril 1803) le frémissement de colère qu’excitait autour du Consul un succès impossible à réprimer. Il y eut une brochure intitulée Pas de pitié pour la Pitié ! de Carrion-Nisas ou de quelque autre pareil. On n’y approuvait du poème que les six vers qui avaient été substitués à ceux de Delille.[1] À partir de ce moment, les ouvrages amassés en portefeuille par Delille se succédèrent rapidement et dans un flot de vogue ininterrompu : l’Énéide, 1804 ; le Paradis perdu, 1805 ; l’Imagination, 1806 ; les Trois Règnes, 1809 ; la Conversation, 1812. C’était le fruit des vingt années précédentes ; de plus, Delille aveugle ne sortait guère, et, en tutelle de sa femme, versifiait sans désemparer.

Tous ces ouvrages, excepté le dernier, le poème de la Conversation, eurent un succès de vente et de lecture dont il est piquant de se souvenir. Les livres de Delille se tiraient d’ordinaire à vingt mille exemplaires, pour la première édition.

    dans un dîner où était l’abbé Dillon, il avait jasé sur ce chapitre à tort et à travers. Quand il eut fini, l’abbé Dillon lui dit : « Allons, l’abbé, il faudra que vous nous mettiez tout cela en vers, pour nous le faire avaler. »

  1. Mais rien n’égale, comme violence et infamie, un certain pamphlet intitulé Examen critique du, poème de la Pitié, précédé d’une Notice sur les faits et gestes de l’auteur et de son Antigone (Paris, 1803). L’anonyme, qui paraît avoir connu depuis longtemps Delille, s’attache, en ennemi intime, à flétrir toute sa vie ; il fait d’ailleurs de la publication de la Pitié un crime d’État, et le dénonce au Gouvernement consulaire. Quelques anecdotes, toujours suspectes, ne rachètent pas suffisamment, même pour les curieux et indifférents, l’odieux de semblables libelles.