Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/108

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Ses biographes, sous la Restauration, ont assez amplifié ce refus[1]. Ce qu’il y a de certain, c’est que Delille, entouré d’un monde plutôt royaliste, resta en dehors de la faveur impériale. Sa femme, jalouse de l’ascendant qu’elle avait sur lui, ne contribuait pas peu à le tenir soigneusement à l’écart de la puissance nouvelle. Delille était faible et avait besoin d’être conduit. Cette influence domestique qui s’exerçait sur lui sans relâche, et qui parfois rabaissait son brillant talent à un usage presque mercenaire, ôtait quelque dignité à sa vieillesse. Il récitait des vers au Lycée pour dix louis : on l’avait pour son ramage, comme on a à la soirée un chanteur. Mais le prestige de la renommée et l’idée de génie rachetaient tout. S’il paraissait à l’Académie pour y réciter quelque morceau ; si, au Collège de France où M. Tissot le remplaçait, il revenait parfois faire une apparition annoncée à l’avance, et débiter quelque épisode harmonieux, les larmes et l’enthousiasme n’avaient plus de mesure : on le remportait dans son fauteuil, au milieu des trépignements universels : c’était Voltaire à la solennité d’Irène ; les adieux d’un chanteur idolâtré reçoivent moins de couronnes.

Ainsi il alla gardant et multipliant en quelque sorte ses grâces incorrigibles jusque sous les rides[2]. Cette sémillante et spirituelle laideur devenait, à la longue, grandeur et majesté. Les critiques avaient cessé ; du moins elles se faisaient en conversation et ne s’imprimaient plus. La traduction de l’Enéide et le poème de l’Imagination étaient désignés pour les prix décennaux par des voix non suspectes. Il n’arrivait plus que des hommages. Vers 1809, un Nouvel Art poétique,

  1. M. Méneval, dans ses Souvenirs (t. I, p. 156), cite une requête en vers adressée à Bonaparte par le libraire de Delille, et il l’attribue sans hésiter à celui-ci ; mais les vers sont si mauvais qu’on a le droit d’en douter.
  2. Expression de M. Villemain. Voir au Discours sur la Critique, premiers Mélanges, une des plus jolies papes qu’on ait écrites sur Delille.