Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/158

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sa pensée franchit les espaces, et va se choisir, par delà les mers, une patrie. « À la première connaissance de cette querelle (anglo-américaine), mon cœur, dit-il, fut enrôlé, et je ne songeai plus qu’à joindre mes drapeaux. »

Il n’a pas vingt ans, il s’échappe sur un vaisseau qu’il frète, à travers toutes sortes d’aventures. Après sept semaines de hasards dans la traversée, il aborde l’immense continent, et, en sentant le sol américain, son premier mot est un serment de vaincre ou de périr avec cette cause. Rien de sincère et d’enlevant comme ce départ, cette arrivée ; c’est le début héroïque du poème et de la vie, la candeur qu’on n’a qu’une fois. Plus tard, en avançant, tout cela se complique, se dérange ou s’arrange à dessein, se gâte toujours.

A peine débarqué, il court vers Washington : la majesté de la taille et du front le lui désigne comme chef autant que les qualités profondes. La Fayette s’attache à lui, et devient le disciple du grand homme. Washington paraît bien grand, en effet, au milieu de cette guerre difficile, qui se traîne sur de vastes espaces, pleine de misères, de lenteurs, de revers, entravée par les rivalités et les jalousies soit du Congrès, soit des autres généraux : « Simple soldat, dit excellemment La Fayette en le caractérisant, il eût été le plus brave ; citoyen obscur, tous ses voisins l’eussent respecté. Avec un cœur droit comme son esprit, il se jugea toujours comme les circonstances. En le créant exprès pour cette révolution, la nature se fit honneur à elle-même, et, pour montrer son ouvrage, elle le plaça de manière à faire échouer chaque qualité, si elle n’eût été soutenue de toutes les autres. » Il y a dans ces Mémoires bien des endroits de cette sorte, qu’on dirait avoir été écrits par une plume historique profonde et familière avec tous les replis.

Blessé presque dès son arrivée à la déroute de la Brandy-wine, La Fayette écrit, pour la rassurer, à madame de La Fayette ces charmantes lettres qui ont été si remarquées pour la coquetterie gracieuse du ton, mon cher cœur, et pour l’a-