Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/160

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gloire personnelle à un sentiment d’intérêt public. Pourtant on découvre en ce point la raison pour laquelle La Fayette n’était pas un gouvernant et n’aurait pas eu cette capacité. Il était une nature trop individuelle, trop chevaleresque pour cela ; occupé sans doute de la chose publique, mais aussi de sa ligne, à lui, à travers cette chose. Nous l’en louons plus que nous ne l’en blâmons. Il n’y a pas trop d’hommes publics qui aient ce défaut-là, de penser constamment à l’unité et à la pureté de leur ligne.

Washington, le sage et le clairvoyant, comprend bien que c’est là l’endroit sensible et faible de son cher élève ; il le rassure, en nous confirmant l’honorable source du mal : « Je m’empresse de dissiper toutes vos inquiétudes ; elles viennent d’une sensibilité peu commune pour tout ce qui touche votre réputation. » Pareil débat se renouvelle en diverses circonstances. Lorsque l’escadre française sous d’Estaing, après avoir brillamment paru à Rhode-Island, fut contrainte, après un combat et un orage, de se retirer sans plus de tentative, il y eut grande colère dans le peuple de Boston et parmi les milices. Le mot de trahison, si cher aux masses émues, circulait ; un général américain, Sullivan, cédant à la passion, mit à l’ordre du jour que les alliés les avaient abandonnés. La Fayette, dans cette position délicate, se conduisit à merveille ; il exigea de Sullivan que l’ordre du matin fût rétracté dans celui du soir ; il ne souffrit pas qu’on dît devant lui un seul mot contre l’escadre. Le point d’honneur qui d’ordinaire, dans la carrière de La Fayette, se confondit avec le culte de la popularité, ici s’en séparait, et il fut pour le point d’honneur au risque de perdre sa popularité. Tout cela est bien ; mais écoutons Washington, appréciant, sans s’étonner, la nature humaine sous les diverses formes de gouvernement, et n’étant pas idolâtre ni dupe de cette forme plus libre, pour laquelle il combat et qu’il préfère : « Laissez-moi vous conjurer, mon cher marquis, de ne pas attacher trop d’importance à d’absurdes propos tenus peut-être sans réflexion et