Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/163

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

pour rejoindre ceux de son pays : « J’avais fait le projet, écrit-il au duc d’Ayen, aussitôt que la guerre se déclarerait, d’aller me ranger sous les étendards français ; j’y étais poussé par la crainte que l’ambition de quelque grade, ou l’amour de celui dont je jouis ici, ne parussent être les raisons qui m’avaient retenu. Des sentiments si peu patriotiques sont bien loin de mon cœur. » Mais il ne lui suffit pas que ces sentiments soient loin de son cœur ; il ne saurait souffrir qu’on les lui pût attribuer. Tel est le La Fayette primitif, avant que les leçons si positives de la Révolution française et l’exemple des égarements de l’opinion soient venus le modérer à la surface bien plus que le modifier profondément. Les anciens chevaliers, les gentilshommes français avaient pour culte l’honneur. Chevalier et gentilhomme, La Fayette eut, autant qu’aucun, cet idéal délicat ; mais il arriva au moment où il allait y avoir confusion et transformation de l’idole de l’honneur en cette autre idole de la popularité, et il devança ce moment. Au lieu de viser, comme les simples et fidèles gentilshommes, à la bonne opinion de ses pairs, il visa à la bonne opinion de tout le monde, de ce qu’on appelait le peuple, c’est-à-dire de ses pairs aussi ; il y avait, certes, de la nouveauté et de la grandeur d’âme dans cette ambition, dût-il y entrer quelque méprise. Quand il revient pour la première fois d’Amérique, La Fayette, reçu, complimenté à la cour, exilé pour la forme, est fêté à Paris. Les ministres le consultent, les femmes l’embrassent[1], la reine lui fait avoir le régiment de Royal-dragons. Cependant on se lasse, comme toujours ; les baisers cessent : « Les temps sont un peu changés, écrit-il (trois ou quatre ans après), mais il me reste ce

  1. Les années en s’écoulant permettent bien des choses. Le duc de Laval, parlant de M. de La Fayette et de ses bonnes fortunes dans sa jeunesse, disait en bégayant et de l’air le plus sérieux : « M. de La Fayette a eu madame de Simiane ; et madame de Simiane ! ce n’était pas chose facile : ne l’avait pas qui voulait ! » Il paraissait faire plus de cas de lui pour cette conquête que pour toutes celles de 89.