Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/181

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Au 22 juillet 89, La Fayette fit tout ce qui était humainement possible pour sauver Foulon et Berthier ; le lendemain, il déposait à l’hôtel de ville son épée de commandant, fondé sur ce que les exécutions sanglantes et illégales de la veille l’avaient trop convaincu qu’il n’était pas l’objet d’une confiance universelle ; il ne consentit à la reprendre que sur les instances les plus flatteuses et après des témoignages unanimes. Mais son impression sur ces attentats et quelques autres pareils qui, ainsi qu’il le dit, ont trompé son zèle et profondément affligé son cœur, son impression d’honnête homme n’atteignit pas alors sa vue politique, et ne détruisit pas du coup le charme qui ne cessa que plus tard, lorsque le 10 août déchira le rideau. Des prisons de Magdebourg, en juin 93, La Fayette écrivait à la princesse d’Hénin : « Le nom de mon malheureux ami La Rochefoucauld se présente toujours à moi… Ah ! voilà le crime qui a profondément ulcéré mon cœur ! La cause du peuple ne m’est pas moins sacrée ; je donnerais mon sang goutte à goutte pour elle ; je me reprocherais chaque instant de ma vie qui ne serait pas uniquement dévoué à cette cause ; mais le charme est détruit… » Et plus loin il parle encore de l’injustice du peuple, qui, sans diminuer son dévouement à cette cause, a détruit pour lui cette délicieuse sensation du sourire de la multitude. Ainsi, avant le 10 août, avant la proscription et le massacre de ses amis, et même après que Foulon eut été déchiré devant ses yeux et malgré ses efforts, avec les circonstances qu’on peut lire dans les Mémoires de Ferrières, le charme subsistait encore pour La Fayette ; il fallait que La Rochefoucauld fût massacré à Gisors pour que l’attrait de la multitude s’évanouît, et pour qu’elle cessât (au moins dans un temps) de lui sourire. Tous les reproches adressés à La Fayette au sujet de ces journées du 22 juillet, des 5 et 6 octobre, me paraissent aujourd’hui abandonnés ou réfutés, et ils se réduisent à cette remarque morale, laquelle porte sur la nature humaine encore plus que sur lui.