Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/182

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Quant aux reproches en sens opposé, et pour avoir défendu la Constitution et la royauté de 91 contre les émeutes, ils ne s’adressent pas à la moralité de La Fayette, qui ne faisait que suivre entre la cour infidèle et les factions orageuses la ligne étroite de son serment. On peut seulement se demander si, en s’enfermant comme il le fit dans la Constitution de 91 sans issue, il ne dévoua pas sa personne et son influence à une honorable impossibilité. Je crois que La Fayette, dans les excellents exposés qu’il donne de la situation révolutionnaire aux divers moments, de 89 à 92, s’exagère, en général, la pratique possible de la Constitution. Il a beau faire, il a beau en justifier la mesure et les bases, analyser et qualifier à merveille les divers partis qui s’y opposent et les hommes qui figurent pour et contre, toujours l’un des deux éléments essentiels à son ordre de choses lui échappe : toujours, d’un côté, la cour conspire et ne veut pas se rallier ; toujours d’un autre côté, la foule et les factions ne peuvent pas avoir confiance et ne veulent pas s’arrêter. Il s’agissait en 91, pour le gros de la nation active et pour les générations survenantes, de bien autre chose que de la Constitution même. Une cour restait à bon droit suspecte : la fuite du 20 juin et les révélations subséquentes l’ont assez convaincue d’incompatibilité. Le grand mouvement de 89 avait remué toutes les opinions, exalté tous les sentiments ; on se précipitait de toutes parts dans l’amour du bien public, comme sur une proie ; les générations qui n’avaient pas donné en 89 étaient avides de mettre la main aussi à quelque chose : on était lancé, et chacun allait renchérissant. La Fayette (dans ses Souvenirs en sortant de prison[1]) remarque, il est vrai, qu’on a poussé un peu loin le fatalisme dans les jugements sur la Révolution française, et cette observation, chez lui précoce, antérieure aux systèmes historiques d’aujourd’hui, bien autrement fatalistes, rentre trop dans ce que je crois vrai pour que je ne cite pas ses paroles :

  1. Tome IV.