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pierre. Tallien et Bourdon, en parlant contre l’infâme loi du 22 prairial, ont mérité les bénédictions attachées à la journée du 9 thermidor ; et Sieyès, le Sieyès de 1789, constamment assis pendant toute la durée de la Convention à deux places de Robespierre, a, par son timide et complaisant silence, mérité… d’en être oublié[1] ! »

La Fayette n’a pas de peine à faire ressortir les contradic-

  1. On a beaucoup parlé de Sieyès dans ces derniers temps ; sa mort l’a remis en scène. M. Mignet, dans un équitable Éloge, l’a caractérisé. Pourtant la forme même de l’éloge académique interdisait certains jugements et certaines révélations. On trouvera le personnage au complet dans ces Mémoires de La Fayette, surtout dans la lettre à M. de Maubourg (tome V), écrite à la veille du 18 brumaire. Il y a là, sur Sieyès, à la page 103, un admirable portrait. Moi-même je trouve, dans des notes fidèlement recueillies auprès d’un des hommes (M. Daunou) qui ont le mieux connu, pratiqué et pénétré Sieyès, la page suivante, que j’apporte ici comme tribut à cette haute mémoire historique. Le temps des parallèles en règle est passé ; mais, sans y faire effort, combien de Sieyès à La Fayette le contraste saute aux yeux frappant !
     « Sieyès a vécu plusieurs années dans l’intimité de Diderot et de la plupart des philosophes du xviiie siècle. Envoyé très-souvent de Chartres à Paris pour les affaires du diocèse ou du chapitre, il jouissait de la capitale en amateur spirituel, en dilettante, et il passait à Chartres, dans ses courts retours, pour un grand dévot, parce qu’il était sérieux. Il s’était fait de 28 à 30,000 livres de bénéfices, grosse fortune pour le temps. Il aimait beaucoup et goûtait la musique, la métaphysique aussi, on le sait, et pas du tout le travail, à proprement parler. Quoiqu’il eût le talent et l’art d’écrire, c’était, vers la fin, Des Renaudes qui lui faisait ses rares discours. Il lisait même très-peu, et sa bibliothèque usuelle se composait à peu près en tout d’un Voltaire complet, qu’il recommençait avec lenteur sitôt qu’il l’avait fini, comme M. de Tracy faisait aussi volontiers ; et il disait que tous les résultats étaient là. Réduit d’abord à 6,000 livres par l’Assemblée constituante, il en avait pris son parti, et était resté patriote. Plus tard, réduit à 1,000 livres par un décret, de la Convention, il dit ce jour-là, en sortant, à un collègue en qui il avait confiance : « 6,000 livres, passe ; mais 1,000, céla est trop peu. Que veut-on qué je fasse ? Jé n’ai rien… » Il avait l’accent méridional de Fréjus, mais point l’accent rude et rauque comme Raynouard ; il avait l’esprit doux. Il ne s’ouvrait qu’à ceux dont il se savait compris : dès qu’il s’était aperçu qu’on ne le suivait pas, qu’on ne l’entendait pas, il se refer-