Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/204

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stance et comme la réplique à la scène. Un jour, causant avec Bonaparte, à Morfontaine chez Joseph, il s’aperçut que les questions du Consul tendaient à lui faire étaler ses campagnes d’Amérique : « Ce furent, répondit-il en coupant court, les plus grands intérêts de l’univers décidés par des rencontres de patrouilles. » Il a beaucoup de ces mots-là, soit au balcon populaire et en plein vent, comme il dit, soit dans le salon.

Son rôle, ou plutôt l’absence de tout rôle, à cette époque du Consulat et de l’Empire, est dictée par un tact politique et moral des plus parfaits. Quand on demandait à Sieyès ce qu’il avait fait pendant la Terreur, il répondait : J’ai vécu. La Fayette pouvait plus à bon droit et plus à haute voix répondre, et il répondait : « Ce que j’ai fait durant ces douze années ? je me suis tenu debout. » C’était assez, c’était unique, au milieu des prosternations universelles. Il avait beau s’ensevelir à Lagrange, dans une vie de fermier et de patriarche, on le savait là ; Bonaparte ne le perdit jamais de l’œil un instant : « Tout le monde en France est corrigé, disait-il un jour dans une sortie au Conseil d’État, il n’y a qu’un seul homme qui ne le soit pas, La Fayette ! il n’a jamais reculé d’une ligne. Vous le voyez tranquille ; eh bien ! je vous dis, moi, qu’il est tout prêt à recommencer. » La Fayette (et lui-même le dit presque en propres termes) s’appliqua à se conserver sous l’Empire comme un exemplaire de la vraie doctrine de la liberté, exemplaire précieux et à peu près unique, sans tache et sans errata, avec le Victrix causa Diis pour épigraphe. Ce sont là de ces volumes qui, comme ceux des Vies de Plutarque, ne sont jamais dépareillés, même quand on n’en a qu’un.

Les vertus de famille, la bonté morale et l’excellence du cœur pour tout ce qui l’approchait, ont, par endroits, leur expression touchante dans ces Mémoires, et les pieux éditeurs, en y apportant la discrétion et la pudeur qui marquent les affections les plus sacrées, n’ont cependant pu ni dû supprimer, en fait d’intimité, tous les témoignages. Sans craindre