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l’espérance, et au moindre prétexte commode, au moindre coin propice, saluant sans bruit et la joie dans le cœur, il fuyait :

 J’esquive doucement et m’en vais à grands pas,
 La queue en loup qui fuit, et les yeux contre-bas,
 Le cœur sautant de joie et triste d’apparence[1]

A travers cela il avait trouvé, chose rare ! et par la seule piperie de son talent, un éditeur. Eugène Renduel avait lu le manuscrit des Fantaisies de Gaspard, y avait pris goût, et il ne s’agissait plus que de l’imprimer. Mais l’éditeur, comme l’auteur, y désirait un certain luxe, des vignettes, je ne sais quoi de trop complet. Bref on attendit, et le manuscrit payé, modiquement payé, mais enfin ayant trouvé maître, continuait, comme ci-devant, de dormir dans le tiroir. Bertrand, une fois l’affaire conclue et le denier touché, s’en était allé selon sa méthode, se voyant déjà sur vélin et caressant la lueur. Un jour pourtant il revint, et ne trouvant pas l’éditeur au gîte, il lui laissa pour memento gracieux la jolie pièce qui suit :

À M. EUGÈNE RENDUEL.
SONNET.

Quand le raisin est mûr, par un ciel clair et doux,
Dès l’aube, à mi-coteau rit une foule étrange.
C’est qu’alors dans la vigne, et non plus dans la grange,
Maîtres et serviteurs, joyeux, s’assemblent tous.

A votre huis, clos encor, je heurte. Dormez-vous ?
Le matin vous éveille, éveillant sa voix d’ange.
Mon compère, chacun en ce temps-ci vendange ;
Nous avons une vigne : – eh bien ! vendangeons-nous ?

Mon livre est cette vigne, où, présent de l’automne,
La grappe d’or attend, pour couler dans la tonne,
Que le pressoir noueux crie enfin avec bruit.

  1. Mathurin Regnier, satire VIII.