Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/374

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au triomphe des montgolfières ou aux baquets de Mesmer, et mettre le tout en vaudeville et en chanson.

Ce qu’il faut se hâter de dire à la louange de ces hommes aimables, de ces courtisans-philosophes si élégants et si accomplis, c’est que, quand vinrent les épreuves sérieuses, ils ne se trouvèrent pas trop au-dessous : la fortune eut beau s’armer de ses foudres et de ses orages, elle échoua le plus souvent contre leur humeur. On sait l’attitude inaltérable de Lauzun au pied de l’échafaud, celle de Narbonne au milieu des rigueurs fameuses de cette retraite glacée. Sans avoir eu à se mesurer à ces conjonctures tout à fait extrêmes, les deux frères Ségur, le comte et le vicomte, avec les nuances particulières qui les distinguaient, surent garder, eux aussi, leur bonne grâce et toutes leurs qualités d’esprit, plume en main, dans l’adversité.

Ce que ne gardèrent pas moins, en général, les personnages de cette époque et de ce rang qui survécurent et dont la vieillesse honorée s’est prolongée jusqu’à nous, c’est une fidélité remarquable, sinon à tous les principes, du moins à l’esprit des doctrines et des mœurs dont s’était imbue leur jeunesse ; c’est le don de sociabilité, la pratique affable, tolérante, presque affectueuse, vraiment libérale, sans ombre de misanthropie et d’amertume, une sorte de confiance souriante et deux fois aimable après tant de déceptions, et ce trait qui, dans l’homme excellent dont nous parlons, formait plus qu’une qualité vague et était devenu le fond même du caractère et une vertu, la bienveillance.

Mais ne devançons point les temps ; nous sommes à ces années d’avant la Révolution, lesquelles toutefois il ne faudrait pas juger trop frivoles. Pour M. de Ségur, cette époque peut se partager en deux moitiés séparées par la guerre d’Amérique. À son retour, il entre dans la vie déjà sérieuse et dans la seconde jeunesse. Jusqu’alors il n’avait fait qu’entremêler avec agrément les camps et la cour, cultiver la littérature légère, et arborer les goûts de son âge, non sans profiter