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que, dès qu’on sera maître de lui, on ne vous chargera pas comme des mulets du Mont-Cenis ? La C. N. a fait tant d’assignats ! tant d’assignats ! que si on les collait tous par les bords, il y aurait de quoi couvrir la France de papier. Malgré ce qu’on en a brûlé dans toutes les gazettes, il en reste pour 14 milliards : or, savez-vous ce que c’est que 14 milliards ? Pour faire cette somme en numéraire, il faudrait autant de louis qu’il y a de grains de blé en 455 sacs, mesure de Chambéry, pesant chacun 140 livres poids de marc. Le citoyen Ginollet, ci-devant collecteur de la taille, qui sait l’arithmétique comme son Pater, a fait ce compte sur ma table.

« Mais toutes ces débauches de papier ne peuvent durer, et à la fin, pour faire face aux dépenses, on vous demandera l’argent que vous avez, et même celui que vous n’avez pas.

« Enfin, comme il faut toujours garder la meilleure raison pour la dernière, tenez pour certain que, si vous demeurez Français, vous serez privés de votre religion. La C. N., disent certaines personnes, a promis la liberté du culte : oui ; mais vous savez bien qu’on n’a rien tenu de ce qu’on vous avait promis. Souvenez-vous de ce qui se passa lorsqu’on établit l’Église constitutionnelle. Il n’y eut qu’un cri en Savoie contre cette manipulation ecclésiastique ; mais vos électeurs eurent beau protester, on ne les écouta pas, et le jour qu’ils s’assemblèrent pour l’élection de ce drôle d’évêque qui nous a tant fait rire avant de nous faire pleurer, un des représentants du peuple dit expressément que, si les électeurs raisonnaient, on ferait conduire deux pièces de canon à la porte de la cathédrale : voilà comment on fut libre.

« Nous avons d’ailleurs un bon témoin de ce qui se passa. Grégoire, l’un des représentants, n’a-t-il pas dit formellement, dans le sermon qu’il a débité à la tribune de la Convention sur la liberté des cultes : Nous avons promis de votre part la liberté du culte aux habitants du Mont-Blanc, et nous les avons trompés ?

« C’est clair, cela ; mais ce que ce bon apôtre n’a pas dit, c’est qu’il était venu en Savoie tout justement pour y faire ce qu’il a blâmé dans les autres.

« Ce n’est pas seulement le culte de la déesse Raison dont nous ne voulons pas : nous ne voulons rien de nouveau, rien, ce qui s’appelle rien. On nous l’avait promis ; pourquoi nous a-t-on trompés ?

« Je l’entendis, ce curé d’Embremenil, le 16 février 1793, lorsqu’il se donna tant de peine dans la cathédrale de Chambéry pour nous prouver que l’Église constitutionnelle était catholique. Son discours emberlucoqua beaucoup de gens ; mais, quoiqu’il ait de l’esprit comme