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tir exprès pour en faire le siège du Congrès : « On a choisi, dit-il, l’emplacement le plus avantageux sur le bord d’un grand fleuve ; on a arrêté que la ville s’appellerait Washington ; la place de tous les édifices publics est marquée, et le plan de la Cité-reine circule déjà dans toute l’Europe. Essentiellement il n’y a rien là qui passe les bornes du pouvoir humain ; on peut bien bâtir une ville. Néanmoins, il y a trop de délibération, trop d’humanité dans cette affaire, et l’on pourrait gager mille contre un que la ville ne se bâtira pas, ou qu’elle ne s’appellera pas Washington, ou que le Congrès n’y résidera pas. » Beaucoup des prédictions de M. de Maistre (ne l’oublions pas) ne sont ainsi que des gageures.

De la part d’un esprit vif, hardi, résolu, cet entraînement s’explique à merveille. Qu’on se figure l’effet que durent produire et les événements religieux de 1800-1804, et les événements politiques de 1814, sur celui même qui les avait si pleinement conjecturés. A force d’avoir prédit juste, il se trouve naturellement en veine, et souvent alors il en dit trop. On a relevé les prédictions de lui qui ont réussi ; on ferait une liste piquante des autres. Ainsi, celle de tout à l’heure sur la ville de Washington, ainsi à la fin du Pape[1] : « Souvent j’ai entretenu des hommes qui avaient vécu longtemps en Grèce et qui en avaient particulièrement étudié les habitants. Je les ai trouvés tous d’accord sur ce point, c’est que jamais il ne sera possible d’établir une souveraineté grecque… Je ne demande qu’à me tromper ; mais aucun œil humain ne saurait apercevoir la fin du servage de la Grèce, et s’il venait à cesser, qui sait ce qui arriverait ? » – Eh ! mon Dieu ! – ni plus ni moins, – le roi Othon.

Cette intrépidité d’assertions au futur amène dans le détail de singulières discordances qui font sourire, et qui,

  1. Livre IV, chapitre xi.