Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/444

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l’abbé de La Mennais. Il pourrait bien m’être arrivé, écrit-il quelque part très-ingénieusement, le même malheur qu’à Diomède, qui, en poursuivant un ennemi devant Troie, se trouva avoir blessé une divinité. – Il est persuadé qu’à choses nouvelles il faut hommes nouveaux, et qu’après la Restauration les vieux et lui-même sont hors de pratique. – On lui parlait un jour de quelque défaut d’un de ses souverains : « Un prince, répondit-il, est ce que le fait la nature ; le meilleur est celui qu’on a. » Il disait encore : « Je voudrais me mettre entre les rois et les peuples, pour dire aux peuples : Les abus valent mieux que les révolutions ; et aux rois : Les abus amènent les révolutions. »

A l’article de Rome, il n’a nul doute ; il accorde tout, et plus même que certains Romains ne voudraient[1]. Ce fameux passage des Soirées sur un esprit nouveau, sur une inspiration religieuse nouvelle, a été interprété dans le sens le plus contraire au sien, et il s’en serait révolté, affirment ses amis les plus chers, s’il avait vécu : « Ce serait la pensée la plus capable de réveiller sa cendre, si elle pouvait être réveillée par nos bruits. » Il accordait tout à Rome et tellement, qu’il lui accordait cette évolution nouvelle qu’elle se suggérerait à elle-même ; mais il ne l’admettait pas hors de là[2].

Il eût été attentif, m’assure-t-on, à plusieurs des jeunes tentatives ; il l’était toutes les fois qu’il ne voyait pas hostilité décidée. Il jugeait par lui-même, et discernait, sans

  1. Voir ci-après l’Appendice, à la fin du présent volume.
  2. Il faut convenir pourtant que la phrase est telle qu’on a pu s’y méprendre ; la voici un peu construite et condensée, comme l’on fait toujours lorsqu’on tire à soi : « Il faut nous tenir prêts pour un événement immense dans l’ordre divin, vers lequel nous marchons avec une vitesse accélérée qui doit frapper tous les observateurs. Il n’y a plus de religion sur la terre, le genre humain ne peut rester en cet état.... Mais attendez que l’AFFINITÉ NATURELLE DE LA RELIGION ET DE LA SCIENCE les réunisse dans la tête d’un seul homme de génie. L’apparition de cet homme ne saurait être éloignée, et peut-être même existe-t-il déjà. Celui-là sera fameux et mettra fin au xviiie siècle, qui dure toujours, car les siècles intellectuels ne se règlent