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Entretien, et une autre Soirée de conclusion que l’auteur voulait ajouter sur la Russie, par reconnaissance de l’hospitalité qu’il y avait trouvée. Les Soirées sont le plus beau livre de M. de Maistre[1], le plus durable, celui qui s’adresse à la classe la plus nombreuse de lecteurs libres et intelligents. On ne lit plus Bonald, on relit comme au premier jour son libre et mordant coopérateur. Chez lui, l’imagination et la couleur au sein d’une haute pensée rendent à jamais présents les éternels problèmes. L’origine du mal, l’origine des langues, les destinées futures de l’humanité, – pourquoi la guerre ? – pourquoi le juste souffre ? – qu’est-ce que le sacrifice ? – qu’est-ce que la prière ? – l’auteur s’attaque à tous ces pourquoi, les perce en tous sens et les tourmente : il en fait jaillir de belles visions. La forme d’entretien amène à chaque pas la variété, l’imprévu, met en jeu l’érudition, justifie la boutade et le sarcasme, tout en laissant jour à l’effusion et à l’éloquence. Le chevalier, le Français, homme du monde et honnête homme, c’est le bon sens noble, ouvert et loyal ; le sénateur, le Russe-grec, c’est la science élevée, religieuse, un peu subtile et irrégulière, c’est l’élan philosophique ; le comte est ou veut être le théosophe prudent et rigoureux : on a, dans ce concert des trois, quelque chose d’un Platon chrétien. Celui qui consent à se laisser emporter dans cette sphère supérieure, et à diriger son regard selon le rayon, sent par degrés, en montant, de grandes difficultés s’aplanir, et bien des notes discordantes d’ici-bas s’apaiser en harmonie.

En lisant les Soirées, on se demande involontairement : M. de Maistre était-il donc un pur catholique du passé ? Ne se rattachait-il par aucune vue, par aucun éclair, à ce christianisme futur dont M. de Chateaubriand lui-même, en

  1. « Les Soirées sont mon ouvrage chéri. J’y ai versé ma tête ; ainsi, monsieur, vous y verrez peu de chose peut-être, mais au moins tout ce que je sais. » Lettre du comte de Maistre à M. Duplace, du 11 décembre 1820.