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même, ô Bacon ! et, quelle qu’ait été votre vie avec ses torts et ses infortunes, soyez salué à jamais un des auteurs originaux les plus à consulter, un des moralistes les plus relus, un des bienfaiteurs, en un mot, de l’humaine culture ! »

Pendant son séjour en Russie, M. de Maistre entretenait une vaste correspondance. Un grand nombre des lettres qu’il écrivait, par le sérieux des questions et le développement qu’il y donne, seraient dignes de l’impression. On en a pu juger d’après le peu qui s’est échappé çà et là, et qu’on a publié dans divers journaux[1]. A tous les trésors de la science et du talent, M. de Maistre joignait une sensibilité exquise, qu’il portait dans les plus simples relations de la vie. Admirateur passionné des femmes, il trouvait dans ce commerce pur une sorte de charme idéal pour sa vie austère ; il recherchait volontiers leur suffrage et se plaisait à cultiver leur amitié. Une bienveillance précieuse nous a permis d’extraire quelques passages d’une de ces correspondances, qui date des années 1812-1814. Je prendrai presque au hasard ; l’homme saisi dans l’intimité achèvera de s’y dessiner.

« … Je me tiens très-honoré (écrivait-il donc à une spirituelle jeune dame) de vous avoir appris un mot ; mais ce qui me serait un peu plus agréable, ce serait de jouir avec vous de la chose même dont je n’ai pu vous apprendre que le nom. Castelliser avec votre famille serait pour moi un état extrêmement doux, et puisque vous y seriez, il faudrait bien prendre patience ; mais, hélas ! il n’y a plus de château pour moi. La foudre a tout frappé ; il ne me reste que des cœurs ; c’est une grande propriété quand ils sont pétris comme le vôtre. L’estime que vous voulez bien m’accorder est mise par moi au rang de ces possessions précieuses qu’heureusement personne n’a droit de confisquer. Je cultiverai toujours avec empressement un sentiment aussi honorable pour moi. Jadis les chevaliers errants protégeaient les dames ; aujourd’hui c’est aux dames à protéger les chevaliers errants : ainsi, trouvez bon que je me place sous votre suzeraineté. »

  1. Voir le Mémorial catholique, juin et juillet 1824 ; le journal la Presse, 8 novembre 1836 ; l’Institut catholique, recueil mensuel qui se publie à Lyon, tome IV, août 1843, etc., etc.