Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/465

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

« … Je gémis comme vous de cette folle obstination de notre ami ***, qui aime mieux manquer de tout à Paris que d’être ici à sa place, au sein d’une grande et honorable aisance ; mais regardez-y bien, vous y verrez la démonstration de ce que j’ai eu l’honneur de vous dire mille fois : je suis moins sûr de la règle de trois, et même de mon estime pour vous, que je ne le suis d’un profond ulcère dans le fond de ce cœur plié et replié, où personne ne voit goutte. Ce monde n’est qu’une représentation ; partout on met les apparences à la place des motifs, de manière que nous ne connaissons les causes de rien. Ce qui achève de tout embrouiller, c’est que la vérité se mêle parfois au mensonge. Mais où ? mais quand ? mais à quelle dose ? C’est ce qu’on ignore. Rien n’empêche que l’acteur qui joue Orosmane sur les planches ne soit réellement amoureux de Zaïre ; alors donc lorsqu’il lui dira :

Je veux avec excès vous aimer et vous plaire,
il dit la vérité. Mais s’il avait envie de l’étrangler, son art aurait imité le même accent, tant les comédiens imitent bien l’homme ! Nous, de notre côté, nous déployons le même talent dans le drame du monde, tant l’homme imite bien le comédien ! Comment se tirer de là ? »

« … Je me suis occupé sans cesse de vous, je puis vous l’assurer, dès que j’ai eu connaissance de l’incommodité de M. votre père. Je voulais et je ne voulais pas vous écrire, je voulais et je ne voulais pas aller à Czarskozélo… Ah ! le vilain monde ! souffrances si l’on aime, souffrances si l’on n’aime pas. Quelques gouttes de miel, comme dit Chateaubriand, dans une coupe d’absinthe. – Bois, mon enfant, c’est pour te guérir. – Bien obligé ; cependant, j’aimerais mieux du sucre. – À propos de sucre, j’ai reçu votre lettre du… »

Je saute par-ci par-là quelques petites phrases un peu bien précieuses et maniérées ; mais ce qui paraît tel au lecteur a souvent été une pure plaisanterie agréable de société :

« … Que dire de ce que nous voyons ? rien. Et quel temps fut jamais plus fertile en miracles ? Nous en verrons d’autres, tenez cela pour sûr, et ne croyez pas que rien finisse comme on l’imagine. Les Français seront flagellés, tourmentés, massacrés, rien n’est plus juste, mais point du tout humiliés. Sans les autres, et peut-être malgré les autres, ils feront… – Eh ! quoi donc ? – Ah ! madame, tout ce qu’il faut et tout ce qu’on n’attendait pas. Voilà un vers qui est tombé de