Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/487

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et recélé du vulgaire, et le tenant à distance lui et ses sottes opinions, c’est le culte secret d’une sagesse qui, comme il le dit, n’aime pas à se profaner. Naudé a dédain, par-dessus tout, de la foule moutonnière et du grand nombre : il se plaît à répéter avec Sénèque : Non tam bene cum rebus humanis geritur ut meliora pluribus placeant, Les choses humaines ne se trouvent pas si bien partagées que ce soit le mieux qui agrée au plus grand nombre[1]. Il paraît très-persuadé « que notre esprit rampe bien plus facilement qu’il ne s’essore, et que, pour le délivrer de toutes ces chimères, il le faut émanciper, le mettre en pleine et entière possession de son bien, et lui faire exercer son office qui est de croire et respecter l’histoire ecclésiastique, raisonner sur la naturelle, et toujours douter de la civile. » Pour preuve de soumission à l’histoire ecclésiastique, tout aussitôt après ce passage il entame un petit éloge de l’empereur Julien, « de cet empereur, dit-il, autant décrié pour son apostasie que renommé pour plusieurs vertus et perfections qui lui ont été particulières[2]. » L’histoire ecclésiastique ainsi exceptée, il est évident qu’en toute matière, civile du moins et naturelle, Naudé fait volontiers une double part, l’une de la sottise et de la crédulité des masses, l’autre de la singulière industrie de quelques habiles. Il croit surtout à la crédulité humaine, et s’en retire en répétant pour son compte :

  1. Il réitère et développe cette pensée avec une rare énergie au chapitre IV de ses Coups d’État : « … Ses plus belles parties (de la populace) sont d’être inconstante et variable, approuver et improuver quelque chose en même temps, courir toujours d’un contraire à l’autre, croire de léger, se mutiner promptement, toujours gronder et murmurer ; bref, tout ce qu’elle pense n’est que vanité, tout ce qu’elle dit est faux et absurde, ce qu’elle improuve est bon, ce qu’elle approuve mauvais, ce qu’elle loue infâme, et tout ce qu’elle fait et entreprend n’est que pure folie. » Ce sont de telles manières de voir, avec leur accompagnement politique et religieux, qui faisaient dire plaisamment à Guy Patin que son ami Naudé était un grand puritain ; il entendait par là fort épuré des idées ordinaires.
  2. Apologie, chap. viii.