Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t2, nouv. éd.djvu/96

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le détail de toutes ses coquetteries et de ses caresses de beau monde[1]. Enfin, grâce aux tourmentes publiques et à l’impression qui en resta sur son cœur, une inspiration réelle lui vint ; il se fit le poëte du passé, des infortunes royales, le poëte du malheur et de la pitié. Cette veine de larmes, en fécondant la seconde partie de ses œuvres, donna à sa renommée poétique un caractère sérieux et touchant, que salua avec transport la société renaissante, et qui couronna dignement sa vieillesse.

De Saint-Diez dans les Vosges, patrie de madame Delille, où il alla d’abord et où il acheva la traduction de l’Enéide, Delille partit pour la Suisse. Presque aveugle, il entrevoyait pourtant, et les beautés de la nature lui arrivaient çà et là gaiement dans un rayon. De près, il ne voyait les objets qu’avec sa grande loupe, grains de sable et cailloux. À Bâle, fut-il en effet témoin du bombardement de Huningue et y apprit-il à décrire le jeu de la bombe :

De son lit embrasé, tantôt l’affreuse bombe, etc. ?

Grave question. On a avancé cela dans une note de ses ouvrages, mais qui n’est pas de lui. Lors du bombardement, il était déjà à Glairesse. Habitant ce village, il dut à l’aspect de l’île de Saint-Pierre d’ajouter dans son poëme de l’Imagination le morceau sur Jean-Jacques. Ainsi, à chaque pause de son exil, il allait décrivant et ajoutant quelque pièce à ses anciens cadres. Il passa de la Suisse à la petite cour du duc de Brunswick, où il travailla à son poëme de la Pitié. À Darmstadt, il avait visité incognito les jardins du prince dessinés et calqués dans le temps, livre en main, sur le poëme. À Goettingue, il avait connu l’illustre Heyne, qui lui en fit les honneurs, et qui même le consulta, dit-on, sur un passage de l’Énéide. Vous figurez-vous bien le tête-à-tête de ces deux

 

  1. Il faut tout dire : on a pourtant cité de lui un fils naturel ou adultérin, né d’une relation toute bourgeoise.