Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/124

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lettre est adressée à Madame la maréchale ***, qui est probablement Mme de Clérembaut, fille de M. de Chavigny, personne d’esprit et qui passait pour extrêmement savante :

« Puisque vous êtes si curieuse, madame, que de vouloir apprendre tout ce qui se passa au rendez-vous d’avant-hier, j’aurai tantôt l’honneur de vous voir et de vous en dire jusqu’aux moindres circonstances. Cependant vous saurez qu’il y eut un excellent concert, et qu’après que les musiciens furent las de chanter, on se mit à discourir. Il y avoit sept ou huit des plus belles personnes de la Cour, entre lesquelles la duchesse de Montbazon paroissoit fort parée et dans une grande beauté, de sorte qu’on n’avoit les yeux que sur elle. On avoit espéré que la duchesse de Lesdiguières[1] s’y trouveroit, et, comme on ne s’y attendoit plus, elle parut, et nous la vîmes poindre avec cet air fin et brillant que vous savez et qui plaît toujours. La duchesse de Montbazon, qui s’avança vers elle, lui parla tout bas et lui fit ensuite des compliments mêlés de louanges, et de la meilleure foi du monde, comme vous pouvez juger. L’autre se couvroit de temps en temps de son manchon, et, d’un air modeste et même timide en apparence, faisoit semblant de n’oser paroître auprès d’une si belle personne ; mais on sentoit bien, à la regarder, que ces façons ne tendoient qu’à vaincre plus-sûrement et de meilleure grâce. Sitôt que tout le monde fut assis : La conversation, dit monsieur le maréchal, a été fort agréable ; mais, à cause de madame, il faut renouveler d’esprit[2] ; elle mérite qu’on n’épargne rien de galant.

  1. Cette duchesse de Lesdiguières, qui revient à tout instant sous la plume du chevalier, la Reine des Alpes, comme il l’appelle, la même qui joua un certain rôle sous la Fronde et que Sénac de Meilhan a fort agréablement mise en jeu dans ses prétendus Mémoires de la Palatine, était Anne de la Magdeleine de Ragny, fille unique de Léonor de la Magdeleine, marquis de Ragny, et d’Hippolyte de Gondi. Par sa mère, elle se trouvait cousine germaine du cardinal de Retz, qui fit ce qu’il put pour qu’elle lui fût encore autre chose. Mariée en 1632, elle mourut, je l’ai dit, en 1656, laissant le chevalier de Méré dans tout son brillant d’homme à la mode. Tallemant des Réaux a consacré à la duchesse un petit article gaillard à la suite de M. de Roquelaure. Il ne faut pas confondre cette duchesse de Lesdiguières avec sa belle-fille, qui était une Gondi et nièce du cardinal de Retz.
  2. Renouveler d’esprit, comme on disait renouveler de jambes, se remettre en train de plus belle.