Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/125

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La belle duchesse ne répondit qu’avec un doux sourire ; mais elle parut si aimable, qu’on s’attacha plus que devant à dire de bons mots et de jolies choses. Ce dessein ne réussit pas toujours, et principalement lorsqu’on témoigne de le souhaiter, si bien que je ne laissai pas de vous trouver fort à dire. Aussi je m’en allois si l’on ne m’eût retenu, et je n’ose vous écrire combien la débauche fut grande ; vous le pouvez conjecturer par l’emportement du sage ***, qui ne se contenta pas de nous parler des secrètes beautés de sa femme, et qui vouloit encore que nous en pussions juger par nous-mêmes. Elle s’en mit fort en colère, et les autres dames, les plus sévères, ne faisoient qu’en rire. Même il y en eut une qui, pour l’apaiser, lui représenta que son mari ne lui vouloit faire autre mal que de nous montrer qu’elle avoit la peau belle, qu’on n’en usoit pas autrement parmi les dames de conséquence et d’une excellente beauté, surtout un jour de réjouissance comme celui du carnaval. Ces raisons l’adoucirent bien fort, et je vis l’heure qu’elle étoit persuadée ; mais enfin elle dit que cet homme, qui paroissoit si sage, n’étoit qu’un fou dans la débauche, et qu’elle ne désarmeroit point qu’on ne l’eût mis dehors, car elle avoit pris mon épée et menaçoit d’en tuer le premier qui s’approcheroit d’elle. On fit pourtant le traité à des conditions plus douces, et le tumulte finit agréablement. »

Ainsi voilà, en si beau monde, un sage mari qui, pour être en pointe de vin, se met à jouer un très-vilain jeu, et si au vif que la dame alarmée dégaine l’épée de quelqu’un de la compagnie pour se défendre. Il est vrai que tout cela se passait en carnaval[1].

La dernière lettre que j’ai à produire, et qui est restée

  1. C’est dans un temps de carnaval aussi que le chevalier écrivait à une jeune dame une lettre incroyable (la 98e), dans laquelle il disserte à fond sur certaine syllabe que les précieuses trouvaient déshonnête. On noterait bien d’autres endroits encore où une sorte de grossièreté perce sous la quintessence et prend même le dessus ; la lettre 195e, qui contient une théorie savante sur le mariage à trois ; la 130e, où il fait, du bel-esprit sur des choses simplement malpropres ; la 30e, où, à travers la gaudriole, les Filles de la Reine sont traitées fort lestement. Mais la 17e, qui est une lettre de rupture, ne saurait se qualifier autrement que de brutale, et elle paraîtrait aujourd’hui indigne d’un honnête homme. Ces taches fréquentes, jusque dans un