Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/157

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sonne ; ce qu’il voit, ce qu’il dit, il le voit et il le dit pour la première fois. Ses définitions, ses images sont justes, fortes et vives ; enfin le Chevalier nous démontre que le langage du sentiment et de la passion est la sublime et véritable éloquence.

« Mais le cœur n’a pas la faculté de toujours sentir, il a des temps de repos ; alors le Chevalier paraît ne plus exister. Enveloppé de ténèbres, ce n’est plus le même homme, et l’ont croirait que, gouverné par un Génie, le Génie le reprend et l’abandonne suivant son caprice[1]. Quoique le Chevalier pense et agisse par sentiment, ce n’est peut-être pas néanmoins l’homme du monde le plus passionné ni le plus tendre ; il est affecté par trop de divers objets pour pouvoir l’être fortement par aucun en particulier. Sa sensibilité est, pour ainsi dire, distribuée à toutes les différentes facultés de son âme, et cette diversion pourrait bien défendre son cœur et lui assurer une liberté d’autant plus douce et d’autant plus solide qu’elle est également éloignée de l’indifférence et de la tendresse. Cependant il croit aimer ; mais ne s’abuse-t-il point ? Il se passionne pour les vertus qui se trouvent en ses amis ; il s’échauffe en parlant de ce qu’il leur doit, mais il se sépare d’eux sans peine, et l’on serait tenté de croire que personne n’est absolument nécessaire à son bonheur. En un mot, le Chevalier paraît plus sensible que tendre.

« Plus une âme est libre, plus elle est aisée à remuer. Aussi quiconque a du mérite peut attendre du Chevalier quelques moments de sensibilité. L’on jouit avec lui du plaisir d’apprendre ce qu’on vaut par les sentiments qu’il vous marque, et cette sorte de louanges et d’approbation est bien plus flatteuse que celle que l’esprit seul accorde et où le cœur ne prend point de part.

« Le discernement du Chevalier est éclairé et fin, son goût très-juste ; il ne peut rester simple spectateur des sottises et des fautes du genre humain. Tout ce qui blesse la probité et la vérité devient

  1. L’imprimé de 1809 donne ici une version différente et qui mérite d’être reproduite, parce qu’elle ne laisse pas d’être heureuse et qu’elle semble de la plume même de l’auteur : « … Alors le Chevalier n’est plus le même homme : toutes ses lumières s’éteignent ; enveloppé de ténèbres, s’il parle, ce n’est plus avec la même éloquence ; ses idées n’ont plus la même justesse, ni ses expressions la même énergie, elles ne sont qu’exagérées ; on voit qu’il se recherche sans se trouver : l’original a disparu, il ne reste plus que la copie. » Cette expression : il se recherche sans se trouver, nous paraît d’une trop bonne langue pour ne pas provenir de Mme du Deffand.