Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/163

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qu’un cadet cardinal, soient heureux, comblés de richesses ? Ils changeraient bien leur prétendu bonheur contre vos infortunes. »

Un trait bien honorable pour Mlle Aïssé, c’est l’antipathie violente et comme instinctive qu’elle inspirait à Mme de Tencin. Je ne veux pas faire de morale exagérée ; c’est la mode aujourd’hui de parler légèrement des femmes du {{s|xviii} ; j’en pense tout bas bien moins de mal qu’on n’en dit. Tant qu’elles furent jeunes, je les livre à vos anathèmes, elles ont fait assez pour les mériter ; mais, une fois qu’elles avaient passé quarante ans, ces personnes-là avaient toute leur valeur d’expérience, de raison, de tact social accompli ; elles avaient de la bonté même et des amitiés solides, bien qu’elles sussent à fond leur La Bruyère. Mme de Parabère, une des plus compromises de ces femmes de la Régence, joue un rôle charmant dans les Lettres d’Aïssé, et, comme dit celle-ci, « elle a pour moi des façons touchantes. » C’est elle et Mme du Deffand qui, lorsque la malade désire un confesseur, se chargent de lui en trouver un ; car il faut avant tout se cacher de Mme de Ferriol qui est entichée de molinisme, et qui aime mieux qu’on meure sans confession que de ne pas en passer par la Bulle. Mme du Deffand indique le Père Boursault, Mme de Parabère prête son carrosse pour l’envoyer chercher, et elle a soin pendant ce temps d’emmener hors du logis Mme de Ferriol. Il a dû être beaucoup pardonné à Mme de Parabère pour cette conduite tendre, dévouée, compatissante, pour cette œuvre de Samaritaine. Mais Mme de Tencin, c’est autre chose, et je suis un peu de l’avis de cet amant qui se tua chez elle dans sa chambre, et qui par testament la dénonça au monde comme une scélérate. Cupide, rapace, intrigante, elle détestait en Mlle Aïssé un témoin modeste et silencieux ; la vue seule de cette créature d’élite, et douée d’un sens moral droit, lui était comme un reproche ; elle cherchait à se venger par des affronts, elle lui faisait fermer sa porte ; chez