Page:Sainte-Beuve - Portraits littéraires, t3, nouv. éd.djvu/187

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quis d’Abzac, seigneur de Mayac, n’était pas très-considérable ; mais les bénéfices de l’abbé, qui ne montaient pas à moins de 40,000 livres, passaient dans la maison, et d’ailleurs nos pères en ce temps-là exerçaient une large hospitalité à peu de frais. Mes parents m’ont souvent raconté des détails curieux sur ces anciennes mœurs. Il n’était pas rare de voir arriver à l’heure du dîner douze ou quinze convives non attendus. Les hommes et les jeunes femmes venaient à cheval, chacun suivi de deux ou trois domestiques. Les gens âgés venaient en litière, les chemins ne comportant pas l’usage de la voiture. Les provisions de bouche étaient faites en vue de ces éventualités, et la cuisine de Mayac était renommée ; mais la place manquait pour loger et coucher convenablement tous ces hôtes. Les hommes s’entassaient dans les salons, dans les corridors ; les femmes couchaient plusieurs dans la même chambre et dans le même lit. Ma mère, qui avait été élevée en Bretagne, où les coutumes étaient différentes, fut fort surprise lors de ses premières visites à Mayac. La comtesse d’Abzac (née Castine), qui faisait les honneurs, lui dit : « Ma chère cousine, je te retiens pour coucher avec moi. » Quelques instants après, Mlle  de Bouillien dit aussi à ma mère : « Ma chère cousine, nous coucherons ensemble. » – « Je ne peux pas, répondit ma mère, je couche avec la comtesse d’Abzac. » – « Mais et moi aussi, » reprit Mlle  de Bouillien. – Ces trois dames couchèrent ensemble dans un lit médiocrement large, et pour faire honneur à ma mère on la mit au milieu. Ces habitudes subsistèrent à Mayac jusqu’en 1790. L’abbé d’Aydie se retira alors à Périgueux avec sa nièce Mme  de Montcheuil, dans une jolie maison que celle-ci a laissée depuis à MM. d’Abzac de La Douze ; il était presque centenaire, et on put lui cacher les désastres qui signalèrent les premières années de la Révolution. » Mme  de Montcheuil y mit un soin ingénieux, et elle masqua les pertes de son oncle avec sa propre fortune. L’abbé d’Aydie ne mourut qu’en 1792.


(M). La lettre suivante (inédite) de la marquise de Créquy à Jean-Jacques Rousseau vient confirmer, s’il en était besoin, celle de Voltaire à l’endroit de la date dont il s’agit :