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M. Gaullieur, dans son introduction, a eu le soin de s’arrêter sur quelques circonstances de la biographie de Mme  de Charrière, de développer ou de rectifier plusieurs points où les renseignements antérieurs avaient fait défaut. La notice de la Revue des Deux Mondes avait dit d’elle qu’elle était médiocrement jolie ; M. Gaullieur fournit des preuves très-satisfaisantes du contraire : « Son buste par Houdon, dit-il, et son portrait par Latour, que je possède dans ma bibliothèque, témoignent de l’étincelante beauté de Mme  de Charrière. L’épithète est d’un de ses adorateurs[1]. » On avait dit encore qu’elle avait eu quelque difficulté à se marier, étant sans dot ou à peu près. M. Gaullieur montre qu’elle reçut en dot 100,000 florins de Hollande et qu’à aucun moment les épouseurs ne manquèrent ; qu’elle en refusa même de maison souveraine, et que si elle se décida pour un précepteur suisse, c’est que sa sympathie pour le Saint-Preux l’emporta.

Mais, laissant ces minces détails, nous introduirons sans plus tarder le personnage principal. La situation est celle-ci : Mme  de Charrière, auteur célèbre de Caliste, et qui ne doit pas avoir moins de quarante-cinq ans, est venue passer quelque temps à Paris dans la famille de M. Necker, ou du moins dans le voisinage. Benjamin Constant y est venu de son côté ; à ce moment, l’Assemblée des notables, les conflits avec le parlement, excitent un vif intérêt ; la curiosité universelle est en jeu, et celle du nouvel arrivant n’est pas en reste. Il voit le monde de Mme  Suard, il suit les cours de La Harpe au Lycée, il dîne avec Laclos. Cette vie oisive et sans but déplaît au

  1. Oserons-nous, après cela, faire remarquer qu’il ne faut pas toujours prendre exactement au pied de la lettre ce que disent les adorateurs ? Dans un portrait d’elle par elle-même, Mme  de Charrière semble être un peu moins certaine de sa beauté : « Vous me demanderez peut-être si Zélinde est belle, ou jolie, ou passable ? Je ne sais ; c’est selon qu’on l’aime, ou qu’elle veut se faire aimer. Elle a la gorge belle, elle le sait et s’en pare un peu trop au gré de la modestie. Elle n’a pas la main blanche, elle le sait aussi et en badine, mais elle voudrait bien n’avoir pas sujet d’en badiner… »